Le CEO de Cohabs, le leader belge de la colocation, actif dans sept pays, explique le trajet qui a mené trois jeunes Bruxellois à créer un des acteurs qui comptent au niveau international, de Bruxelles à New York en passant par Milan. Entretien.
21 News : Pouvez-vous décrire en quelques mots l’objectif entrepreneurial de Cohabs ?
Youri Dauber : Il s’agissait initialement de repenser la colocation. C’est un mode de vie connu de tous, mais qui n’était peut-être pas très structuré, donc on a commencé par se donner une mission assez basique de repenser les espaces communs et privatifs pour les rendre davantage conviviaux. Cela a pas mal marché (l’entreprise propose aujourd’hui trois mille chambres réparties dans neuf villes différentes, ndlr), donc la mission a un peu évolué dans le temps pour diversifier l’offre vers des profils un peu plus âgés ou précarisés. En ce qui concerne les premiers, il s’agit pour l’essentiel de familles monoparentales : un modèle qui nécessite plus d’investissements et qui est par conséquent un peu moins rentable, mais qui paradoxalement marche assez bien. En ce qui concerne l’offre vers des profils plus précarisés (autour de 450 euros par mois), nous nous fixons comme objectif d’avoir à terme 5% de notre portefeuille constitué par ce type de biens. Nous les proposons sur Bruxelles, Paris et New York.
21 News : Quelle est l’histoire du trio derrière le succès de votre modèle ?
Y. D. : Mon frère Malik et François Samyn sont polytechniciens et dans le cas du second, également diplômé d’école de commerce. François est un ami de longue date. Les hasards de la vie ont fait que nous nous sommes tous les trois, mon frère Malik, moi-même ainsi que François Samyn, retrouvés avec une certaine somme d’argent après que ce dernier soit parti d’un cabinet d’audit et que nous-mêmes ayons vendu notre société. Nous avons décidé de nous lancer, bien aidés par le père de François (Gilles Samyn, ancien président de la CNP, ndlr). Nous avons sans doute tous trois des qualités qui respectivement ont permis à ce projet d’être jusqu’à présent une réussite : rigueur, pragmatisme, esprit orienté « solutions », pour les uns. Et peut-être un certain talent de commercial en ce qui me concerne.
« Certains hommes et femmes politiques ont été réfractaires au modèle, car il n’était pas encadré »
21 News : La région bruxelloise a mis longtemps à se positionner vis-à-vis des opérateurs de coliving comme Cohabs. Aujourd’hui, elle vous soumet à une réglementation fiscale dont vous estimez qu’elle décourage vos activités sur place. Quelles sont désormais vos attentes en matière de législation émanant de la région ?
Y. D. : Je pense qu’il faut replacer la manière dont les politiques se sont positionnés sur la question à l’aune de l’explosion du phénomène airbnb au milieu des années 2010.
Il y a aussi eu à cette époque une multiplication des acteurs privés, donc de petites structures n’ayant que rarement pignon sur rue qui ont tenté de faire de l’argent facilement en divisant des habitations en chambres destinées à de la colocation, hors de tout cadre de taxation. Certains hommes et femmes politiques ont donc été initialement réfractaires au modèle, car il n’était pas encadré. Ni fiscalement ni en matière de prévention et de sécurité, et pour des raisons compréhensibles au regard, justement, de ces petits acteurs privés qui n’opèrent pas dans un cadre contraint, comme nous devons le faire nous-même, par la présence d’investisseurs institutionnels. Leur politique de taxation a sans doute eu vocation à « tuer dans l’œuf » un modèle vis-à-vis duquel certains étaient hostiles. Mais globalement nous avons eu de bonnes relations avec les différentes personnes en charge du dossier, dont Pascal Smet, l’ancien secrétaire d’État bruxellois à l’urbanisme (Vooruit), mêmes si d’autres, en minorité, étaient plus fermées. Un nouveau règlement d’urbanisme s’apprête à être mis sur papier, qui définit très clairement des règles urbanistiques en matière de coliving. Cela devrait participer à cadrer et à calmer le jeu. En matière de taxation, nous espérons nous voir imposer des standards plus raisonnables.
« Beaucoup se sont lancés dans ce genre de projets en pensant faire de l’argent sans effort »
21 News : Rappelons qu’il ne fallait pas, à l’époque, de permis d’urbanisme pour transformer une maison unifamiliale en un modèle de colocation.
Y. D. : Effectivement. Il est utile de rappeler qu’historiquement, une partie de l’opportunité pour ceux qui ont voulu surfer sur la vague coliving consistait en le fait qu’il n’y avait pas de permis à solliciter si l’on utilisait une maison unifamiliale sans y faire de travaux structurels, pour autant que le règlement d’urbanisme soit respecté. Mais c’était faire fi du fait que les normes de sécurité, notamment d’incendie, n’étaient potentiellement pas respectées. Cohabs a donc dû investir deux millions et demi d’euros pour remettre ses maisons bruxelloises aux normes. D’autres plus petits acteurs s’en sont révélés incapables.
21 News : Parmi vos concurrents, certaines plus petites structures ont périclité, notamment sur le marché bruxellois. Quelles en sont les raisons selon vous ?
Y. D. : Certains acteurs du coliving bruxellois ont « coulé », car ils n’ont sans doute pas pris la pleine mesure du fait que gérer trois ou quatre actifs d’une douzaine de chambres chacun peut se révéler extrêmement chronophage. Si le modèle n’est pas bien pensé à la base, s’il n’y a pas de personnes dédiées à ce que les locataires soient bien choisis, qu’ils s’entendent bien, et soient solvables, cela peut tourner à la catastrophe. Beaucoup se sont lancés dans ce genre de projets en pensant faire de l’argent sans effort, mais se sont vite rendus compte que gérer même un ensemble de quatorze studios pouvait constituer un travail à temps complet.
21 News : Quels sont, justement, les pièges les plus difficiles à éviter en la matière ?
Y. D. : On ne peut pas ignorer d’abord l’importance de la qualité du bâti et des éléments à usage partagé, que cela soit en cuisine, salle à manger ou en pièces de bain. Plus l’endroit est qualitatif plus les gens vont le respecter, tout comme ils devront respecter un règlement d’ordre intérieur. Le processus d’approbation destiné à avoir des membres de qualité est aussi primordial. Ce travail en amont constitue 80% de l’équation. Il s’agit ensuite d’avoir du personnel réactif et fiable pour l’entretien des biens.
« Les cercles politiques belges sont d’une manière générale assez conservateurs »
21 News : D’une manière globale, comment les cercles politiques bruxellois se positionnent par rapport à vos activités ?
Y. D. : Nous avons historiquement pas mal de contacts en politique, que cela soit à gauche ou à droite. Les Engagés, dans leur programme, semblent plutôt considérer le coliving comme une bonne chose pour la ville de demain. Le MR visiblement est constitué de deux camps : ceux qui le soutiennent et ceux qui sont plus dubitatifs. À Etterbeek, le bourgmestre De Wolf a peut-être un peu pris peur face au manque de cadre qui a prévalu dans le secteur notamment au niveau des normes sécuritaires ; mais la situation semble – j’espère – se normaliser, notamment après des visites généralisées des pompiers sur place.
21 News : Au regard de vos activités, que pensez-vous de la façon dont Bruxelles, qui a tout de même une vocation à être un ville internationale, a évolué ces quinze, vingt dernières années ?
Y. D. : Je n’ai de prime abord pas vocation à donner mon avis sur des sujets que je connais moins, mais en ce qui concerne le coliving, on peut dire que les cercles politiques belges sont d’une manière générale assez conservateurs. Les Belges tout court d’ailleurs le sont, je pense. On le voit, en politique, avec la manière dont les conflits avec Uber ou airbnb se sont éternisés et s’éternisent encore. Passé cela, et au niveau individuel, je suis quand même un peu attristé de ne pas avoir, en huit ans d’activité et à une seule reprise, reçu des félicitations ou tout simplement des encouragements du monde politique. Or nous sommes une entreprise basée à Bruxelles, riche d’une petite centaine d’employés, fondée par trois Bruxellois et qui opère à l’international. Peut-être est-ce un peu décevant.
Entretien : Maxence Dozin
(Photo Belga : Vinciane Nobels, Maxime Thiam, Francois Samyn, Malik Dauber, Margaux Bolle et Youri Dauber, à la création de « Cohabs », en août 2016)