Deux grands quotidiens américains ont choisi de s’abstenir de supporter un candidat, une première depuis 1988 en ce qui concerne le Washington Post.
À moins de deux semaines du scrutin présidentiel du 5 novembre prochain qui s’annonce extrêmement indécis – et sous la pression manifeste ou supposée de leurs patrons respectifs, Patrick Soon-Shiong et Jeff Bezos –, deux quotidiens de référence nord-américains, le Los Angeles Times et le Washington Post, se sont abstenus d’apporter leur soutien à un candidat à la présidentielle, suscitant l’étonnement de nombre de journalistes au sein de la profession.
L’ « endorsement », ou l’adoubement d’un des candidats à la présidentielle, constitue en effet une prise de position attendue et une tradition dans le secteur de la presse papier, en tout cas dans le chef du Washington Post depuis 1988. Il était largement attendu des deux quotidiens, plutôt marqués à gauche, qu’ils offrent leur soutien à Kamala Harris. Le New York Times, qui ne s’est pas encore prononcé mais devait le faire cette semaine, devrait très certainement adouber Kamala Harris.
Des journalistes démissionnaires
Les décisions entérinées vendredi constituent en tout cas une surprise dans le chef des deux quotidiens, qui depuis huit ans et le début de la présidence de Donald Trump, se sont positionnés – en tout cas dans leurs pages « Op-Ed », ou pages de débats –, largement en défaveur de ce dernier. Ils mettent généralement en avant une certaine dangerosité pour le démocratie américaine inhérente à la présence du milliardaire sur la scène politique. Ceci est d’autant plus vrai depuis l’invasion par les partisans de Trump du Capitole du 6 janvier 2021, épisode que le « Post » a pu analyser négativement dans les grandes longueurs. Certains journalistes, essayistes et autres analystes mettent en tout cas depuis un temps prolongé le public américain en garde contre une seconde présidence Trump, au regard de la volonté revendiquée du milliardaire de purger l’appareil d’État d’éléments qui pourraient lui être antagonistes. Le journaliste Bob Woodward (qui a révélé en 1972 le scandale du Watergate), lui-même dans l’équipe du quotidien de la capitale, a même évoqué ce mercredi un « effondrement organisationnel » possible dans le cas d’une nouvelle présidence Trump, consécutive à une « trop grande concentration de pouvoir » dans les mains de ce dernier.
Si M. Soon-Shiong, propriétaire du Los Angeles Times, n’a pas éludé sa responsabilité dans ce développement inattendu, Jeff Bezos, propriétaire du Washington Post, n’a pas pour le moment endossé la responsabilité de cette décision, ni apporté de commentaires à ce sujet. Son intervention dans ce dossier ne fait pourtant pas l’ombre d’un doute. On estime que le patron du géant de la distribution par internet Amazon, qui depuis sa reprise du quotidien en 2013 s’était pourtant largement abstenu d’intervenir dans les affaires courantes du quotidien, désire, anticipant sans doute la victoire du milliardaire dans le scrutin présidentiel, se prémunir d’éventuelles actes d’animosité de M. Trump à son égard.
De nombreux collaborateurs au sein des rédactions des deux quotidiens – et pas des moindres – ont en tout cas offert leur démission suite aux développements enregistrés en fin de semaine. Robert Kagan, journaliste au « Post » et auteur prolifique de livres d’histoire politique américaine, lui-même démissionnaire, a en tout cas estimé sur CNN que « M. Bezos avait eu par le passé à souffrir de menaces de Donald Trump à son égard, entre autres sur des questions de hausses éventuelles des taux d’imposition d’Amazon » et qu’il était « évident » que la prise de position du propriétaire du journal était diligentée par cette dynamique ; celle de se faire « bien voir » de Donald Trump.
Un paysage médiatique divisé, sans opinions de centre
La presse américaine présente un profil particulièrement divisé de nos jours, entre les grands quotidiens des côtes, tous de tendance de centre-gauche (et franchement de gauche dans le cas du New York Times), alliés idéologiques des grandes chaînes d’informations que sont CNN et MSNBC, elles aussi généralement défenderesses du crédo démocrate, et les médias plus « réactionnaires », du type FOX news ou One America Network (OAN), ou le site internet Breitbart, tous affiliés au parti républicain et à la mouvance « trumpiste ».
Si la presse d’opinion, marquée idéologiquement, a une longue histoire aux États-Unis, jusqu’à être à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle de véritables relais des partis en place, le développement actuel du paysage médiatique américain est assez révélateur d’un « effondrement du centre » et d’opinions politiques de plus en plus polarisées. Les électeurs conservateurs estiment généralement que les quotidiens et chaînes de télévision de gauche ne sont plus à prendre au sérieux de par leur parti-pris quasi-systématique – dont des chaînes comme CNN et MSNBC ne se cachent même plus –, tandis que la presse de droite comme FOX est généralement perçue par des éléments plus « progressistes » comme un « porte-voix » de Donald Trump flirtant avec la désinformation – avérée dans certains cas comme suite à la couverture par leurs soins des élections perdues par Trump en 2020.
Maxence Dozin
(Photo Éric Baradat, AFP)