Retiré du marché par les éditions Dupuis, l’album « Spirou et la Gorgone bleue » vient s’ajouter à la liste des œuvres bannies de l’espace public suite aux récriminations d’une minorité militante. Face à ce pouvoir démesuré, n’est-il pas temps de s’inquiéter ? Une contribution externe de Nadia Geerts, agrégée en philosophie, essayiste, militante laïque et féministe.
« Spirou et la Gorgone bleue », c’est le titre d’un album de Spirou, paru en octobre 2023. Un album de Yann et Dany que les éditions Dupuis viennent de décider de retirer de la vente, car elle mettrait en scène des caricatures racistes et sexistes. En effet, les personnages noirs auraient des traits simiesques, et les femmes seraient hypersexualisées. Quant au scénario, il serait lui aussi extrêmement problématique.
Devant le tollé, les éditions Dupuis avancent une « erreur d’appréciation », expliquant que « cet album s’inscrit dans un style de représentation caricatural hérité d’une autre époque ».
Et comment s’en étonner d’ailleurs, dès lors que le dessinateur, Dany, a aujourd’hui 81 ans, et que son style n’a pas fondamentalement changé depuis l’époque où il dessinait les aventures d’Olivier Rameau ?
Des éditeurs très zélés
Pourtant, en septembre 2023, Dany expliquait dans une interview à Paris Match qu’il avait dû modifier certains dessins à la demande de son éditeur : les femmes noires avaient en effet de trop grosses lèvres au goût de celui-ci, et le dessinateur avait rectifié le tir, soucieux d’éviter une polémique. Une anecdote qui prouve qu’il y a bien eu relecture attentive, avant que le feu vert soit donné à la publication de cet album.
Et c’est là que le bât blesse. Lorsque Xavier Gorce publia en 2021 une caricature figurant ses pingouins indégivrables légendée « Si j’ai été abusé par le demi-frère adoptif de la compagne de mon père transgenre devenu ma mère, est-ce un inceste ? », la vague d’indignation qu’il suscita poussa Le Monde à s’excuser, invoquant une « défaillance de notre circuit éditorial », avant d’ajouter que « ce dessin était raté et on n’aurait pas dû le publier ».
De même, lorsque tout récemment, les comédiens Damien Gillard et Cécile Giroud interprétèrent une parodie du tube « 3e sexe » d’Indochine dans l’émission de la RTBF « Le Grand Cactus », les protestations d’internautes dénonçant ce sketch comme transphobe aboutirent à ce que la chaîne publique présente ses excuses.
Xavier Gorce a démissionné du Monde, et comment ne pas le comprendre ? Son dessin avait été validé, et c’est donc sous la pression de certains lecteurs qu’il a été finalement désavoué. Le sketch du Grand Cactus, puis le dernier album de Spirou, viennent de subir le même sort.
Le pouvoir d’une minorité
À tort ou à raison ? Là n’est pas la question : un éditeur qui publie un contenu n’est-il pas censé le défendre ensuite contre les attaques que celui-ci et son auteur pourraient subir ? Sinon, cela ne revient-il pas à donner le véritable pouvoir éditorial, in fine, aux plus sensibles ou aux plus militants de ceux qui composent le public ?
« Spirou et la Gorgone bleue » a été publié en octobre. Il y a donc un an que cet album circule, sans avoir apparemment scandalisé outre mesure qui que ce soit. Jusqu’à ce qu’une jeune femme publie une vidéo sur TikTok, dénonçant « la BD la plus raciste de 2024 ». Et aussitôt, l’éditeur rétropédale, et retire l’album de la vente !
Face à ce pouvoir exorbitant accordé, de fait, à un individu quel qu’il soit, n’y a-t-il pas matière à s’inquiéter ? Ne serait-ce pas à la justice, et à elle seule, d’évaluer si telle ou telle publication contrevient à la législation ?
(Le titre, le chapô et les intertitres sont de la rédaction.)
(Photo Belga Virginie Defour : les éditions Dupuis à Marcinelle)