Georges Ugeux, d’origine belge, vit aux États-Unis depuis près de 30 ans. Ancien Group Executive Vice President de la Bourse de New York et aujourd’hui CEO de la banque d’investissement Galileo Global Advisors, il a la double nationalité et est un observateur privilégié de la politique américaine. Avec un angle de vue qui n’est pas toujours celui que nous percevons dans la lorgnette européenne.
21 News : Vous avez déclaré à L’Écho (31 octobre 2024) que certains signes donnent à penser que Kamala Harris pourrait gagner l’élection présidentielle américaine. Comme vous aviez perçu la victoire de Barack Obama. D’où vous vient cette intuition ?
Georges Ugeux : Il y a un contraste entre la situation aux États-Unis et sa perception à l’étranger, particulièrement en Europe et sans doute encore plus dans les pays francophones. La situation est beaucoup plus nuancée.
Je constate plusieurs tendances. Tout d’abord, la dimension féminine. Les indications montrent qu’il y a un shift important de femmes qui veulent voter pour Kamala Harris. Ce n’est pas un mouvement mineur. Il ne faut pas oublier que par rapport aux élections précédentes, il y a eu toute la problématique à propos du droit à l’avortement (désormais laissé à l’appréciation de chaque État, Ndlr). C’est vraiment devenu un thème central.
Deuxième tendance, c’est la dimension des jeunes. 14 millions d’électeurs peuvent voter pour la première fois, ce n’est pas rien. Et il y a aussi un shift des jeunes vers Harris. Des jeunes qui n’auraient sans doute pas voté pour Biden.
Beaucoup de jeunes vont voter pour la première fois
Ensuite, je citerais la motivation à aller voter. À la télé, on voit des files énormes de gens qui vont voter. Évidemment, l’incertitude est le nombre de votants. Ce vendredi 1er novembre (jour de l’interview, Ndlr), 65 millions d’électeurs avaient déjà voté sur 250 millions d’électeurs potentiels. Bien sûr, il ne faut pas prendre ces 250 millions au pied de la lettre mais 65 millions, c’est déjà beaucoup. Et surtout, ce qui est très frappant, c’est le nombre de jeunes dans les files.
Enfin, le quatrième élément, c’est l’effet repoussoir de Donald Trump. On observe actuellement un mouvement de Républicains qui se désolidarisent de Trump, alors qu’il n’y a absolument pas de mouvement inverse.
La campagne de Trump ne fait rien pour essayer de calmer le jeu, il envoie des messages affolants. On parle quand même d’une accusation de fascisme et de banalisation de Hitler.
C’est l’ensemble de ces éléments qui me fait croire à la victoire de Harris. Pendant les six derniers mois, il s’est passé beaucoup de choses, et pourtant les estimations des sondages ont peu varié. On peut d’ailleurs se demander si les méthodes qui sont utilisées par les instituts de sondage sont les bonnes…
21 News : On a l’impression que les instituts de sondage se trompent systématiquement depuis des années ?
G. U. : Ce que l’on sent actuellement, c’est une dynamique. Or, pour les instituts de sondage, c’est difficile de capter une dynamique. Ils ont aussi du mal à collecter des réponses auprès de certaines couches de la population, d’où un problème de représentativité.
21 News : Vous avez déjà voté ?
G. U. : Nous sommes allés voter mercredi (30 octobre). Ça nous a fait du bien, nous étions heureux de voter. Je n’avais pas vraiment aimé voter lors des deux précédentes élections, je l’avais fait par conviction mais pas avec enthousiasme.
Petite anecdote : cette année, ma femme a envoyé des cartes à travers tous les États-Unis pour demander aux gens de voter. C’est tout à fait nouveau.
Pas de primaires démocrates
21 News : Comment expliquez-vous cet enthousiasme ?
G. U. : Parce qu’il n’y a pas eu de primaires. Il n’y a pas eu de division dans le parti démocrate. En une semaine, on est passé de Joe Biden à Kamala Harris et cela s’est fait sans aucun déchirement. L’un après l’autre, tous les votants, tous les délégués, les représentants, les sénateurs se sont ralliés à elle. Le parti démocrate est uni comme je ne l’ai jamais vu.
21 News : Est-ce que le contexte économique joue un rôle important dans la campagne ?
G. U. : Oui, il est très important. Malgré tout ce que dit Donald Trump, la population sait qu’elle se porte beaucoup mieux qu’il y a 4 ans. Il y a eu l’inflation mais aussi des augmentations de salaires. Ce n’est pas du tout perçu comme une catastrophe. Il y a une partie importante de la population qui se sent mieux.
21 News : Autre thème de campagne, la politique migratoire. Comment se positionnent les candidats ?
G. U. : Ce que je trouve intéressant dans la problématique migratoire, c’est qu’elle n’est plus tout à fait clivante. On sait qu’on a été trop loin dans les migrations et finalement Kamala Harris ne sera pas tendre sur ce thème.
21 News : L’international, le Proche-Orient, l’Ukraine, ce sont des questions par lesquelles les Américains se sentent concernés ?
G. U. : C’est très important et cela touche énormément les Américains, parce qu’on en parle sans arrêt dans les médias. Mais ce n’est pas un enjeu électoral. Que ce soit Donald Trump ou Kamala Harris, la politique internationale va changer – pas de la même manière évidemment. Donc c’est à observer, certainement du point de vue européen.
Les médias US n’ont pas peur d’attaquer Harris
21 News : Que pensez-vous de ce qui s’est passé dans les médias américains ? Le Washington Post, propriété du patron d’Amazon Jeff Bezos qui annonce que pour la première fois il ne soutiendra aucun candidat…
G. U. : Un grand capitaliste qui interdit à un journal de dire ce qu’il pense, c’est inacceptable. Cela suscite des réactions violentes ici. Les médias américains ne sont pas équilibrés. On dirait que les médias ont peur d’attaquer Trump, et n’ont pas peur d’attaquer Harris.
21 News : Osons la question: est-ce que c’est parce que c’est une femme ?
G. U. : (Soupir) Le sexisme est un vrai problème. Comme je vous le disais, on constate un mouvement d’augmentation du vote des femmes pour Kamala Harris, mais l’augmentation du vote des hommes est très faible. Déjà chez les hommes blancs. Et pour les hommes noirs, c’est encore très difficile de voter pour une femme.
21 News : Est-ce que les Américains sont prêts à élire une femme ? Et une femme noire ?
G. U. : Ce qui est intéressant, c’est que le débat n’est pas tant sur la couleur de peau. Il porte beaucoup plus sur ce que je considère comme un gros problème de société, c’est-à-dire un certain modèle de masculinité face à la féminité.
Cela dit, il y a eu une remise en question après la non élection de Hillary Clinton. Et vu les enjeux, je crois que le pays est prêt.
Entretien : Martine Maelschalck