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Du relativisme en science et du scientisme à l’ULB – Réponse au Pr Rea (Opinion)

par Contribution Externe
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Nous publions la carte blanche du Pr Éric Muraille, biologiste, Directeur de recherches au FRS-FNRS, en réponse à son collègue de l’ULB, le Pr Andrea Rea.

Dans une opinion publiée par La Libre le 19 décembre 2024, le Pr. Andrea Rea estime que j’ai adopté lors d’une interview concernant la difficulté d’organiser des débats à l’Université Libre de Bruxelles (ULB) une attitude « très condescendante et scientiste ». Il me reproche principalement d’accuser certains chercheurs de l’ULB « d’avoir de la sympathie pour leur sujet, ce qui les empêcherait d’adopter une « approche neutre et critique » » sur le conflit israélo-palestinien.

L’accusation de scientisme

L’opinion du Pr. Rea comprend de nombreuses références philosophiques relatives aux théories de la connaissance, ce qui la rend sans doute assez impénétrable pour le profane. Le terme de « scientiste », par exemple, est chargé d’histoire et le Pr. Rea ne se donne guère la peine de l’expliciter. Mais comme il l’associe au qualificatif de « très condescendante », on peut en déduire qu’il est péjoratif de son point de vue.

Ce terme est effectivement apparu comme une critique de la position défendue par Auguste Comte dans son « Cours de philosophie positive », publié entre 1830 et 1842. Dans celui-ci, Comte discréditait la religion et la philosophie comme sources de connaissances au profit de l’approche scientifique basée sur l’observation et l’expérimentation.

Le terme fut surtout popularisé au début du XXe siècle par le philosophe Henri Bergson, qui était un ardent défenseur de l’existence d’un élan vital, sorte de force créatrice et immatérielle caractérisant le vivant. Bergson voyait dans l’approche scientifique de Comte, dont la popularité allait croissante, une inacceptable réduction de l’humain à sa composante mécanique et matérielle. Il défendait, comme complément à l’approche scientifique, la légitimité d’une approche fondée sur l’intuition et la subjectivité.

Sur base de ce qui précède, il devrait être évident que la plupart des chercheurs en sciences naturelles et biomédicales sont aujourd’hui, souvent sans le savoir, d’incorrigibles scientistes. Dans ces disciplines, le dualisme matière/esprit n’a plus sa place et les représentations du monde héritées de la religion ou de la philosophie ont été invalidées. Les concepts de force vitale ou d’élan vital ne sont d’ailleurs plus évoqués que par certaines pseudo-sciences médicales. Les méthodes scientifiques ont évolué durant le XXe siècle afin de rendre l’observation des phénomènes naturels plus quantitative et rigoureuse, notamment au moyen de dispositifs de mesure complexes et d’analyses statistiques. En conséquence, très peu de crédit est aujourd’hui accordé aux approches subjectives fondées sur l’intuition et le ressenti. Afin de réduire les biais, il est conseillé aux chercheurs de garder le plus de distance possible avec leur sujet d’étude.

Il est donc difficile, pour le biologiste que je suis, de se sentir offusqué par le qualificatif de scientiste. Et si j’ai pris la peine de répondre par la présente au Pr. Rea, c’est parce qu’il me semble intéressant d’expliquer pourquoi, de son point de vue, et sans doute de celui de certains de ses collègues en Sciences Humaines à l’ULB, ce terme est considéré comme une critique, voire une insulte.

Latour et la remise en question de la Science

Le Pr. Rea nous fournit un indice lorsqu’il affirme que « en sciences humaines et sociales nous savons depuis longtemps que les savoirs sont situés (cf. les travaux de Bruno Latour, 1987) comme du reste dans les sciences de la vie ». La phrase nécessite à nouveau une explication, un peu plus complexe cette fois.

Le philosophe et sociologue des sciences Bruno Latour a soutenu dans ses travaux l’idée que les faits scientifiques n’existeraient pas indépendamment de l’observateur. Ils ne seraient donc pas simplement découverts par les scientifiques mais construits par un réseau complexe d’acteurs, comprenant les chercheurs, les dispositifs scientifiques expérimentaux et les institutions sociales.

Cette « théorie de l’acteur-réseau » – on parle aussi de « constructivisme des faits » –, a des implications radicales pour la valeur de la connaissance scientifique.

Dans la vision de Latour, qu’adopte le Pr. Rea, toute connaissance est effectivement « située » au sens où elle est influencée par de multiples facteurs sociaux, incluant notamment l’identité des chercheurs (sexe, genre, ethnie, position sociale, etc.) et les structures sociales dominant la société. En conséquence, toute connaissance objective et universelle devient impossible, car les connaissances scientifiques sont nécessairement le produit d’un environnement social et leur validation n’est que le résultat d’un processus de négociation qui est influencé par les idéologies et valeurs dominantes au sein de la société.

La théorie de Latour a suscité de nombreuses controverses en philosophie1 et est loin d’être aussi acceptée par les scientifiques que le Pr. Rea le suggère lorsqu’il écrit que « depuis Latour nous savons ». La vision constructiviste de la connaissance a été particulièrement critiquée dans les disciplines des sciences naturelles2. Car, si elle peut constituer un outil intéressant pour identifier les biais affectant une recherche, elle incite aussi à un relativisme à l’égard des théories scientifiques.

En effet, Latour a tendance à donner beaucoup de poids au contexte social de développement d’une théorie scientifique par rapport à l’analyse des méthodes scientifiques utilisées ou au processus de vérification/validation de la théorie par la communauté scientifique qui implique une confrontation de la théorie avec le réel. De plus, son analyse suggère que la science est non seulement influencée par les structures de pouvoir mais aussi qu’elle participe aux dynamiques de pouvoir et donc au maintien des rapports de domination au sein des sociétés. Elle ne peut donc prétendre à une quelconque neutralité. Ce constat libère le chercheur de toute exigence de neutralité, celle-ci n’étant pas atteignable, et légitimise donc le choix pour celui-ci d’adopter une position militante en recherche.

Si les théories scientifiques modernes reflètent principalement les idéologies et les valeurs morales d’une société, alors elles n’ont aucune raison de prétendre à une quelconque supériorité, tant dans l’éducation que dans les débats, par rapport aux théories d’inspirations religieuses et philosophiques ou aux savoirs traditionnels. De plus, la vision constructiviste peut être aisément dévoyée pour justifier une remise en question du consensus scientifique ou même simplement pour légitimer une prise de distance par rapports aux faits ou à la raison dans les discours.

Le repentir tardif de Bruno Latour

Ce court texte ne fait évidemment qu’effleurer le problème de la diversité des normes scientifiques au sein d’une même université et des conséquences de cette diversité quand il faut analyser un phénomène sociétal complexe. Mais j’espère qu’il permet de mieux comprendre que, concernant le conflit israélo-palestinien et ses répercussions sur l’ULB, l’analyse d’inspiration Latourienne de certains chercheurs puisse en faire réagir d’autres.

Rappelons que Bruno Latour lui-même a fini par reconnaître le changement climatique d’origine anthropique comme une « vérité universelle », et non comme une simple « construction sociale », et par faire le constat que le constructivisme des faits avait alimenté le climato-scepticisme :

« Ai-je eu tort de participer à l’invention de ce domaine connu sous le nom d’études scientifiques ? Est-il suffisant de dire que nous n’avons pas vraiment voulu dire ce que nous voulions dire ? Pourquoi ça me brûle la langue de dire que le réchauffement climatique est un fait, que cela vous plaise ou non ? »

Je terminerai en remerciant le Pr. Rea d’avoir confirmé par sa carte que le sens à donner à une « analyse scientifique » est éminemment variable à l’ULB en fonction du chercheur.

Éric Muraille, Biologiste, Directeur de recherches au FRS-FNRS attaché à l’ULB (le titre et les intertitres sont de la rédaction)

  1. Paul Boghossian, La peur du savoir. Sur le relativisme et le constructivisme de la connaissance, Éd. Agone, coll. Banc d’essais, 2009. ↩︎
  2. Paul R. Gross,  Norman LevittHigher Superstition: The Academic Left and Its Quarrels with Science, JHU Press, 1994. ↩︎

(Photo : Belgaimage)

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