Spécialiste français des réseaux sociaux, Fabrice Epelboin a pris la parole, récemment, pour tenir un discours de raison sur la censure et la liberté d’expression. Pour lui, la gauche doit s’attendre à un basculement qui ne lui sera pas favorable. Il accorde à 21News sa première interview à un média belge.
21News : Quand Mark Zuckerberg annonce la fin de la modération de contenus, qu’il assimile à de la « censure », que faut-il y lire ? La liberté d’expression est-elle mieux protégée par ces mesures qu’elle ne l’était durant la période de « fact-checkers » ? Quelles sont, d’après vous, les motivations réelles de M. Zuckerberg ?
Fabrice Epelboin : Déjà, il faut bien comprendre qu’il ne s’agit pas d’arrêter la modération. La modération des contenus pédophiles, illégaux, criminels, tout cela va continuer. Il n’y a pas de souci à se faire par rapport à cela. Ce qui va cesser, c’est une forme de modération que les Américains désignent par le mot de « censure », et ils appellent cela comme ça, parce que c’est sous la pression du FBI que cette modération a lieu. Or, dans le cadre américain, c’est anticonstitutionnel et cela constitue une violation du 1er amendement. Et donc, le fait que cela cesse, aussi bien chez Meta que chez Youtube et chez toutes les entreprises américaines quelles qu’elles soient, y compris Bluesky (un concurrent de X, NDLR), c’est tout simplement dû au fait qu’on sort d’une période où on a pris quelques légèretés avec le respect de la Constitution aux États-Unis. Évidemment, vu de France, c’est très compliqué à comprendre car on utilise le terme « liberté d’expression », mais dans des cultures politiques et démocratiques extrêmement différentes.
Il y a liberté d’expression et liberté d’expression
Et donc la liberté d’expression aux États-Unis n’a strictement rien à voir avec la liberté d’expression telle qu’on l’entend en France. Typiquement, le DSA (le nouveau règlement européen encadrant les réseaux, NDLR) prévoit que les autorités de régulation de chaque pays européen désignent des « signaleurs de confiance » qui vont faire la chasse aux contenus indésirables. Un tel dispositif serait parfaitement illégal aux États-Unis. On a juste affaire à un énorme fossé culturel entre les deux continents. On n’a pas du tout la même vision de la démocratie. Mais comme on baigne dans la culture américaine et qu’on est gavé par Hollywood depuis des générations, on a tendance à ne pas regarder en face cette distance qui nous sépare de la vision américaine de la démocratie. C’est aussi simple que cela.
21News : Comment ces « signaleurs de confiance » vont-ils être nommés ?
F. E. : Ça, ça s’est fait dans la plus grande opacité. On ne sait pas comment ils sont nommés, on ne sait pas comment ils procèdent pour trier les contenus, on ne sait pas sur quels critères ils décident d’éliminer les contenus. Tout cela est fait dans la plus grande opacité.
Mais c’est légal. Dans la vision européenne de la démocratie, c’est parfaitement légal, mais pour les Américains, cela s’appelle de la censure.
Dire « les femmes ont un vagin » : illégal ?
21News : Ouest-France, dans sa décision de quitter X, estime que la plateforme est devenue une « zone de non-droit ». Est-ce un sentiment que vous partagez ?
F. E. : Je crois qu’il y a de la confusion sur ce qu’est le droit. Dire que « les femmes ont un vagin », jusqu’il y a peu de temps, cela faisait radier votre compte. Si c’est illégal, je suis passé à côté du texte de droit qui rend ces propos illégaux. Je pense quand même que la modération est allée bien au-delà de la loi et que tout le monde s’est installé tranquillement dans cet état de fait parce que personne n’était victime de cette modération. J’ai fait le test il n’y a pas longtemps. Je passe ma vie dans des médias, de gauche comme de droite, et j’ai eu l’occasion de commenter dans des médias couvrant tout le spectre politique.
Dans des médias du service public, par exemple, personne n’a été victime de censure. Dans des médias comme « Frontières », qui est un média de droite, tout le monde a été victime de censure. Il y a assurément là une différence de perception qui fait qu’il y a tout un tas de gens qui ne voient pas cette censure, qui n’en ont pas été victimes, tout simplement car ils n’ont pas des idées qui font censurer. C’est aussi simple que cela. D’où cette incompréhension, cette division entre toute une partie de la France (l’extrême-droite, les antivax, tout un tas de gens) qui ont vécu la censure dans leur chair et tout un tas d’autres gens qui sont totalement dominants dans les médias et qui n’ont jamais vécu cela, à commencer par moi, puisque au regard de mes activités, je n’ai jamais tenu de propos dignes d’être censurés.
Modération, censure et liberté d’expression : vers une fracture politique
21News : Cela amène à se poser la question de savoir pourquoi les derniers développements intervenus chez Meta ou chez X suscitent beaucoup plus une levée de boucliers du côté de la gauche que du côté de la droite. Est-ce à dire que la gauche a plus à craindre de ces changements en termes de modération que la droite ? Cela revient-il à dire, comme vous le souleviez dans le magazine « Marianne » que « le fait de ne plus censurer favorise mécaniquement l’opposition » ?
F. E. : Les gens de gauche ne sont pas idiots. Ils voient bien les sondages d’opinion ; ils voient bien que la France s’est terriblement « droitisée » ces dernières années et ils voient bien que ce qui est exprimé dans les médias ne reflète pas du tout l’opinion publique. Donc, ils se doutent bien que si tout d’un coup il n’y a pas ce filtre opéré par les médias, on va avoir sur les réseaux sociaux, sur Youtube, un peu partout, quelque chose qui se rapproche plus de l’opinion générale et qui va être très éloigné de la leur. C’est normal comme réaction, il faut donc les comprendre.
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