La gestion de l’AfrikaMuseum de Tervuren fait couler beaucoup d’encre : tribunes et cartes blanches se succèdent pour dénoncer une situation loin d’être optimale. À l’intersection de ces différentes polémiques, le décolonialisme, l’antisémitisme et l’anticapitalisme ne sont jamais loin. Une carte blanche de Nadia Geerts, agrégée en philosophie, essayiste, militante laïque et féministe.
Dans une tribune publiée le 5 janvier 2025 dans le quotidien De Morgen, Nadia Nsayi, responsable de la programmation culturelle à l’AfricaMuseum, n’a pas de mots assez durs pour le fonctionnement du musée de Tervuren. Elle met même publiquement en cause la gestion de son actuel directeur, « cet homme blanc plus âgé » qu’elle dit avoir soutenu avant de modifier son point de vue : aujourd’hui, elle dénonce le « paternalisme dans la coopération avec les partenaires (belgo-)africains », « trop de concentration de pouvoir chez le directeur, un comportement toxique et un manque de culture du débat », et même de la discrimination à l’embauche (« Une récente embauche renforce mes soupçons selon lesquels l’institution n’est pas prête à donner aux Noirs des postes de pouvoir ») !
On aurait pu s’attendre à une réaction indignée de la direction de l’AfricaMuseum, mais non. Au contraire, dans une carte blanche publiée le 13 janvier 2025 dans Le Soir, le directeur Bart Ouvry insiste sur les efforts consentis par l’AfricaMuseum pour devenir « un lieu où chacun se sent le bienvenu », grâce notamment à une diversification du conseil de direction et du conseil scientifique et à un service de communication rajeuni, malgré un contexte économiquement peu favorable. Et il conclut en se réjouissant du « débat qui accompagne » la transformation progressive de l’AfricaMuseum en un musée décolonial.
La question centrale du décolonialisme
Pourtant, entre-temps, Mireille Tsheusi-Robert enfonçait le clou dans une lettre ouverte publiée dans De Morgen le 11 janvier au nom de Femïya, appelant à une réforme du fonctionnement et du positionnement sociétal du musée par rapport à l’histoire coloniale et plaidant pour une approche décoloniale et inclusive. Pour elle en effet, toute autre approche serait coloniale et exclusive, donc discriminatoire, donc contraire au droit belge ! Et de proposer en conclusion des Assises de l’Africamuseum, qui ont d’ailleurs eu lieu le 18 janvier dernier.
Femïya, cependant, n’est autre que le nouveau nom de BAMKO-CRAN, dont le nom rappelait jusqu’à tout récemment la proximité avec le CRAN, Conseil représentatif des associations noires. Et le CRAN, qui fédère une dizaine d’associations françaises et que le grand public connaît surtout pour avoir fait annuler la représentation des « Suppliantes » d’Eschyle à la Sorbonne, jugée raciste, s’est également distingué en réclamant des quotas réservés aux « minorités ethniques » dans la vie politique française, en dénonçant devant la justice – sans succès – des pâtisseries jugées obscènes et racistes ou encore en pourfendant « l’islamophobie française » auprès de la Commission européenne.
Quant à Fémïya / Bamko, cette asbl « s’adresse à tous les publics désireux d’en apprendre davantage sur l’interculturalité, l’intersectionnalité, le racisme, le féminisme et l’écologie ». Noble projet, du moins à première vue, même si Fémïya assume un point de vue qui « n’est pas « neutre » puisqu’il est décolonial », ce qui l’amène à alerter le public intéressé par ses activités de la manière suivante :
« Si votre groupe (ou vous-même) est en faveur des idées coloniales ou capitalistes, qu’il désapprouve le féminisme ou l’écologie, alors, il risque d’être contrarié ou de se sentir mal à l’aise avec le contenu. En effet, Fémïya raconte l’histoire coloniale sans « re-faire » l’histoire (autrement dit, nous racontons les faits tels qu’ils sont rapportés dans la littérature sérieuse). »
Militantisme à tous les étages
Sans doute est-ce au nom de cet attachement à la littérature sérieuse que BAMKO a organisé en 2023 une conférence de Françoise Vergès, auteure du nouveau livre « Programme de désordre absolu. Décoloniser le musée ». Françoise Vergès, qui commentait ainsi l’attaque du 7 octobre en Israël :
« D’un côté une occupation coloniale avec sa violence systémique, son racisme structurel, son illusion de démocratie, le vol des terres, la torture, de l’autre un combat légitime pour la libération. Rien d’autre. Palestine vaincra ! »
Mais revenons à cet ambitieux programme de décolonisation du musée, non sans rappeler que l’AfricaMuseum a rouvert ses portes le 8 décembre 2018, après cinq années d’une rénovation qui visait précisément à « exposer une vision contemporaine et décolonisée de l’Afrique dans un bâtiment conçu comme un musée colonial ».
Le 25 juillet 2020 avait lieu au sein même de l’AfricaMuseum une action d’éclat. Une trentaine de militants investissaient le Musée afin de « récupérer le patrimoine des ancêtres, soit plus de 190.000 objets culturels volés par le roi Léopold 2 de Belgique ». La vidéo de cette action, longue d’une trentaine de minutes, montre deux individus proclamant, face à un gardien désemparé, être venus pour repartir avec ce qui leur appartient, et ce « par tous les moyens », et menaçant d’utiliser les marteaux qu’ils ont apportés pour casser les vitrines et s’emparer des objets qu’elles contiennent. Et les hashtags de la vidéo sont d’une clarté cristalline : #OnVaPasAttendreQuilsComprennent, #PouvoirNoir, Egountchi Behanzin #LDNA. Egouchi Behanzin (de son vrai nom Sylvain Afoua) est l’un des deux activistes que l’on voit sur la vidéo. Il était à l’époque le président de la LDNA (Ligue de Défense Noire Africaine), une association qui fut dissoute en 2021 par les autorités françaises pour diffusion d’idéologie appelant à la haine, à la discrimination et à la violence en raison de l’origine et de l’orientation sexuelle. Behanzin fut condamné plusieurs fois par la justice, notamment pour viol sur personne vulnérable.
Lors de cette action au musée de Tervuren, il est accompagné d’Emery Mwazulu Diyabanza, qui est coutumier de ce type d’actions, puisqu’il a plusieurs fois tenté de s’emparer d’objets exposés dans des musées français, et a même réussi, en septembre 2020, à enlever une statue funéraire congolaise de l’Afrika Museum à Berg en Dal (Pays-Bas). Il a notamment fait l’objet d’une condamnation par le tribunal correctionnel de Paris.
Une grande tolérance vis-à-vis des activistes
Curieusement, l’AfricaMuseum n’a jamais porté plainte contre ces fauteurs de trouble. Et par ailleurs, cette action d’éclat fut jugée fort sympathique par Anne-Wetsi Mpoma, bras droit de Mireille Tsheusi-Robert, qui commentait ainsi la vidéo : « Ah mais fallait nous contacter à Bamko pour qu’on fasse une visite décoloniale avec vous. Faut pas payer l’entrée là-bas en plus !! ».
Et c’est loin d’être un fait isolé. De plus en plus fréquemment, l’AfricaMuseum est le théâtre d’événements qui donnent la part belle à des activistes parfois peu recommandables. Ainsi, un partenariat avec Change ASBL, organisé en 2023 dans le cadre des 125/5 – 125 ans du musée et 5 ans depuis sa réouverture au public. Change ASBL, dont le directeur est Dido Lakama, qui fut condamné à 5 ans de prison ferme pour son rôle lors d’une fusillade dans le quartier Matonge en 2007, dans le contexte d’un conflit entre le Kung Fu Klan et une autre bande urbaine. Lakama avait déjà été condamné en 2004 à 3 ans de prison pour vols avec violences. Aujourd’hui, il prétend avoir changé et s’occupe de jeunes en difficulté.
Mais si Lakama a changé, l’association qu’il préside continue cependant à flirter avec des personnages peu reluisants. Ainsi, Change asbl a invité à Bruxelles, en avril 2023, un certain Kemi Seba, condamné plusieurs fois en France à des peines d’emprisonnement pour incitation à la haine raciale et expulsé du Sénégal. Ancien membre de Nation of Islam, puis leader de Tribu K, un groupuscule à l’antisémitisme affiché (dissout par décret présidentiel le 26 juillet 2006, en vertu d’une loi sur les groupes de combat et milices privées), il a également initié le Mouvement des damnés de l’impérialisme, qui se rapproche de mouvements néonazis et islamistes. Considéré comme un suprémaciste noir et un militant racialiste et antisémite, Kemi Seba fut arrêté en 2024 pour des soupçons de liens avec le groupe paramilitaire russe Wagner. La même année, il a été déchu de la nationalité française. En février 2006, après le meurtre d’Ilan Halimi, organisé par Youssouf Fofana, Kémi Séba avait menacé plusieurs associations juives : « si d’aventure, il vous prenait l’envie d’effleurer ne serait-ce qu’un seul [de ses] cheveux au lieu de lui laisser avoir un procès équitable, nous nous occuperons avec soin des papillotes de vos rabbins ».
Des relents d’antisémitisme
Dans une des salles du musée, la référence à certains de ces personnages est pourtant parfaitement assumée. Ainsi, sous un texte à la mémoire de « tous les Africains subsahariens et originaires d’Afrique subsaharienne qui ont perdu la vie après 1960 en fuyant vers ou depuis la Belgique, à la suite d’un meurtre ou d’un suicide, lors d’une confrontation avec la police, d’un baptême d’étudiants, en raison de leur origine, de leur genre, de leur orientation sexuelle, de leur foi et/ou de leur situation de fragilité sociale », on trouve en effet mention de ces sources : Dido Lakama – Change ASBL, Nordine Saïdi – Bruxelles Panthères !
Bruxelles Panthères et Nordine Saïdi ne sont pourtant pas non plus les références les plus académiques ni les plus modérées que l’on puisse trouver. Nordine Saïdi, en effet, affichait son soutien à Souhail Chichah contre Caroline Fourest, qu’il surnommait « Caroline Breivik », lors de la conférence empêchée à l’ULB, en 2012. Nordine Saïdi avait d’ailleurs été exclu du MRAX en 2009 pour des textes « glissant vers l’antisémitisme et le négationnisme ». Animateur de rue, il est aussi le fondateur de Bruxelles Panthères, une association qui, s’inscrivant dans les pas de Malcolm X, se donne pour objectif de lutter « contre toutes les formes de domination impériale et coloniale, sioniste y comprise, qui fondent et perpétuent la suprématie blanche à l’échelle internationale ».
Comment expliquer que tant de figures peu recommandables de l’activisme décolonial aient pu, en l’espace de quelques années, se tailler une telle place au sein de l’AfricaMuseum ? Peut-on encore sérieusement croire en la possibilité de travailler en bonne intelligence à la modernisation d’un musée, lorsqu’on a face à soi des militants qui recourent à la violence ou qui l’approuvent ? Reprenons les termes de Nadia Nsayi déplorant « un comportement toxique et un manque de culture du débat ». Certains militants qui semblent se comporter aujourd’hui au musée comme s’ils étaient en terrain conquis ne devraient-ils pas méditer la métaphore de la paille et de la poutre ?
Nadia Geerts est agrégée en philosophie, essayiste, militante laïque et féministe, chercheuse associée au Centre Jean Gol. Son dernier livre : « Woke ! La tyrannie victimaire » est paru aux Éditions F. Deville (le chapô et les intertitres sont de la rédaction)
(Photo : l’AfrikaMuseum de Tervuren / Arterra)