Si X est devenu le lieu d’expression favori des conservateurs et si Bluesky se pose en alternative pour les progressistes, où se tiendra donc la confrontation des idées ? Une carte blanche de Nicolas Dieudonné, expert en nouveaux médias et professeur en communication digitale.
Depuis plusieurs semaines, nous assistons à une migration bien singulière. De nombreux utilisateurs de X (anciennement Twitter) déclarent quitter la plateforme pour explorer des cieux plus cléments où le débat serait plus apaisé : Bluesky.
Dans la semaine qui a suivi l’élection de Donald Trump, plus de 700 000 utilisateurs ont rejoint le réseau créé par Jack Dorsey, ancien cofondateur et directeur général de X avant son rachat par Elon Musk. Un exode massif qui, chez nous en Belgique, inclut également des institutions, des personnalités politiques et des journalistes.
« X est aujourd’hui un lieu d’échanges très controversé où la désinformation et les idéologies extrêmes prolifèrent. Pas de quoi déranger Musk… »
On observe un véritable changement de paradigme sur X depuis qu’Elon Musk a repris les rênes de la plateforme. Entre la réintégration de comptes bannis pour des discours extrêmes, la monétisation agressive des fonctionnalités et les changements dans la modération des contenus, l’identité même de la plateforme semble s’être métamorphosée. X est aujourd’hui un lieu d’échanges très controversé où la désinformation et les idéologies extrêmes prolifèrent. Pas de quoi déranger Musk, qui considère qu’il est positif que tout le monde puisse s’exprimer sans censure. Comme il aime le rappeler sur X : « You are the media now ».
Conséquence : des millions d’utilisateurs, en désaccord avec cette vision, ont cherché une alternative. Bluesky, avec son approche plus modérée et son infrastructure décentralisée, apparaît pour beaucoup comme une bouffée d’air frais. Aujourd’hui, cette plateforme attire un public majoritairement progressiste, fuyant X, perçue comme trop alignée sur des idéologies conservatrices. Si ce phénomène peut s’apparenter à un rééquilibrage, il pose un problème majeur pour le débat démocratique : la polarisation. En se regroupant dans des espaces idéologiquement homogènes, les utilisateurs réduisent leurs chances de confrontation avec des opinions divergentes.
Comment garantir que des opinions divergentes continuent à se faire entendre dans un paysage numérique de plus en plus cloisonné ?
On a déjà vu ça. Souvenez-vous de Truth Social, la plateforme lancée par Donald Trump après son bannissement des réseaux sociaux en 2022. Aujourd’hui, ses 5 millions d’utilisateurs y échangent sans crainte d’être confrontés à des idées divergentes. C’est un outil redoutable pour cimenter un électorat.
Cette tendance, amplifiée par les algorithmes qui renforcent les bulles de filtres, risque d’isoler davantage les communautés et d’accentuer les divisions sociétales. Or, le pluralisme est une condition indispensable à un débat public prospère. Pourtant, il semble aujourd’hui mis à mal par la fragmentation des utilisateurs entre des plateformes qui reflètent leurs convictions personnelles.
Si X devient un bastion conservateur et Bluesky une forteresse progressiste, où pourra se tenir la confrontation des idées ? Comment garantir que des opinions divergentes continuent à se faire entendre dans un paysage numérique de plus en plus cloisonné ?
L’émergence de plateformes alternatives comme Bluesky envoie un signal clair : les utilisateurs réclament un environnement numérique plus respectueux et moins toxique. Cependant, cette quête d’éthique ne doit pas se faire au détriment du pluralisme. Les réseaux sociaux, par leur nature, ont un rôle unique à jouer dans le débat public. Ils doivent promouvoir la diversité des opinions tout en limitant la propagation de discours haineux ou extrémistes.
Ce qui est certain, c’est que boycotter une plateforme sous prétexte qu’une idéologie y est dominante, voire favorisée, comme dans le cas de X, ne fera qu’aggraver la fragmentation des points de vue. En fin de compte, la question reste ouverte : les réseaux sociaux peuvent-ils encore être des lieux où se construit un débat démocratique sain, ou sont-ils condamnés à devenir des échos idéologiques où chacun prêche à des convertis ? Le décollage de Bluesky est prometteur, mais il ne doit pas signifier que le débat public reste, lui, cloué au sol.
Nicolas Dieudonné, Expert en nouveaux médias – Professeur en communication digitale
(Photo Belgaimage)