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Boycott d’Israël : libres ou engagées, les universités belges vont devoir choisir (Opinion)

par Contribution Externe

Les universités belges, sous la pression du Conseil des recteurs francophones (Cref) et de son homologue flamand (VLIR), ont décidé de boycotter les institutions académiques israéliennes au nom des violations présumées du droit international. Une posture qui, selon le chercheur Eric Muraille, met en péril la liberté académique et la neutralité institutionnelle, tout en s’avérant juridiquement inapplicable et financièrement intenable. La Commission européenne a déjà rappelé que ce boycott ne saurait être validé par l’UE, et les universités risqueraient de lourdes sanctions en cas d’application effective. De fait, ce prétendu acte d’engagement politique ne relève que d’un affichage idéologique sans conséquence réelle. Le boycott, inefficace et minoritaire au sein de la communauté universitaire mondiale, n’aura aucun impact sur la politique israélienne. Ce qui reste, c’est une pure posture d’exemplarité morale, qui sacrifie la rigueur scientifique sur l’autel du militantisme.

Le Conseil des rectrices et recteurs francophones (Cref) et son homologue flamand, le Vlaamse Interuniversitaire Raad (VLIR), ont officiellement déclaré leur soutien au boycott des universités israéliennes en raison des violations présumées du droit international, et des droits fondamentaux des Palestiniens, par le gouvernement israélien[1]. Cette décision entraîne notamment l’arrêt des échanges d’étudiants et des projets « Horizon Europe »[2] financés par l’Union Européenne s’ils impliquent des chercheurs israéliens.

Le Cref et le VLIR affirment répondre à l’appel des 6 700 membres de la communauté universitaire signataires d’une lettre ouverte plaidant pour un boycott d’Israël[3]. Celle-ci soutien les accusations de génocide à l’encontre d’Israël, présente le boycott contre Israël comme une obligation légale pour les universités et clame que « la neutralité est une complicité ». Ce qui sous-entend que tout membre de la communauté universitaire qui ne serait pas favorable au boycott serait complice de génocide dans le conflit israélo-palestinien.

Toutefois, le Cref et le VLIR semblent sourd aux lettres ouvertes s’opposant au boycott d’Israël, telles que celle initiée à l’Université de Gand par le philosophe Maarten Boudry (UGent) et le sociologue Mark Elchardus (VUB), signée par plus de 2 700 académiques à travers le monde[4], ou encore celle du professeur de langue et littérature arabes Xavier Luffin (ULB), qui a recueilli, rien qu’à l’ULB, le soutien de 139 académiques ainsi que de 469 anciens étudiants et étudiants[5].

« L’idée selon laquelle les membres d’une communauté universitaire seraient responsables des actions de leur gouvernement est dangereuse »

En légitimant le boycott académique d’Israël, les autorités académiques de l’ensemble des universités belges abandonnent leur neutralité institutionnelle et renforcent une idée dangereuse : celle selon laquelle les membres d’une communauté universitaire seraient responsables des actions de leur gouvernement et pourraient ainsi être sanctionnés collectivement.

Pour mesurer pleinement la problématique que soulève l’engagement politique du Cref et du VLIR, il convient d’expliquer brièvement ce qu’est la liberté académique, son rôle essentiel en science, la protection légale dont elle bénéficie ainsi que la manière dont les boycotts violent cette liberté et peuvent impacter la société.

La liberté académique, un droit fondamental légalement protégé

La « Déclaration de principes sur la liberté académique et la titularisation » de l’American Association of University Professors (AAUP) de 1915[6] est considérée comme le texte fondateur du principe moderne de liberté académique. Elle stipule que la liberté académique vise à protéger les chercheurs de l’influence de la religion, des partis politiques mais aussi de la « tyrannie de l’opinion publique ».

De nombreux auteurs, dont Karl Popper[7], Robert K Merton[8] et Michael Polanyi[9], ont théorisé la liberté académique comme une norme universitaire indispensable à la production de connaissances scientifique. C’est la position du Comité Robbins sur l’enseignement supérieur mandaté par le gouvernement britannique qui a conclu dès 1963 que la liberté académique « est une condition nécessaire à la plus haute efficacité et au bon progrès des institutions académiques »[10]. C’est aussi l’opinion d’auteurs contemporains[11].

En 1997, dans sa « Recommandation concernant la condition du personnel enseignant de l’enseignement supérieur »[12], l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) a précisé que :« Le personnel enseignant de l’enseignement supérieur a droit au maintien de la liberté académique, c’est-à-dire le droit, sans restriction par une doctrine prescrite, à la liberté d’enseignement et de discussion, à la liberté de mener des recherches et d’en diffuser et publier les résultats, à la liberté d’exprimer librement son opinion sur l’institution ou le système dans lequel il travaille, à l’absence de censure institutionnelle et à la liberté de participer à des organismes universitaires professionnels ou représentatifs. Tout le personnel enseignant de l’enseignement supérieur devrait avoir le droit de remplir ses fonctions sans discrimination d’aucune sorte et sans crainte de répression de la part de l’État ou de toute autre source ».

L’article 13 de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne stipule que « Les arts et la recherche scientifique sont libres. La liberté académique est respectée »[13]. En Belgique, l’article 8 du décret paysage de 2013 spécifie que « Dans l’exercice de ses missions, tout membre du personnel d’un établissement d’enseignement supérieur y jouit de la liberté académique »[14].

La liberté académique est donc un droit fondamental, légalement protégée en Belgique. Le Cref et le VLIR tentent d’échapper aux accusations de violation de la liberté académique en prétendant qu’ils ne veulent interdire que les collaborations institutionnelles avec Israël et non les collaborations individuelles des chercheurs. Cette distinction est fallacieuse. Par exemple, les projets de recherche européens Horizon sont rédigés, soumis à la Commission européenne (CE) et géré par les chercheurs. Les universités ne servent que d’intermédiaires entre les chercheurs et la CE. Bloquer ces projets entrave nécessairement le travail de dizaines de chercheurs et affecte leurs carrières.

La neutralité institutionnelle comme moyen de préserver la diversité des points de vue dans l’université

La communauté universitaire a souvent dû faire face à des revendications internes, portées par des mouvements sociaux et politiques exigeant des prises de position politique des universités.

À la suite des manifestations étudiantes contre la guerre du Vietnam sur les campus américains, le président de l’Université de Chicago a réuni en 1967 un comité de professeurs pour produire une recommandation sur la manière dont l’institution devrait aborder l’action politique et sociale. La clarté et la concision du rapport du comité présidé par Harry Kalven méritent de citer ici quelques extraits de ce qui est aujourd’hui connu sous le nom de Kalven report [15] : « Une université, si elle veut être fidèle à sa foi dans la recherche intellectuelle, doit accueillir et encourager la plus grande diversité de points de vue au sein de sa propre communauté. C’est une communauté mais seulement pour les fins limitées, quoique grandes, de l’enseignement et de la recherche. Ce n’est pas un club, ce n’est pas une association professionnelle, ce n’est pas un lobby. L’université n’étant une communauté que pour ces finalités limitées et particulières, c’est une communauté qui ne peut agir collectivement sur les questions d’actualité sans mettre en danger les conditions de son existence et de son efficacité. ». Le rapport conclut que « la neutralité de l’université en tant qu’institution ne résulte pas d’un manque de courage, ni d’une indifférence ou d’une insensibilité. Elle résulte du respect de la liberté de recherche et de l’obligation de préserver la diversité des points de vue ».

Ce rapport est toujours considéré comme une référence par de nombreuses personnalités scientifiques [16] ainsi que par des associations de défense de la liberté académique. En 2023, la Foundation for Individual Rights and Expression (FIRE) considérait que la neutralité des institutions académiques est essentielle à la liberté académique[17] et que prendre position sur des questions sociales et politiques devrait être laissé aux étudiants et aux professeurs[18]. L’association britannique Academics for Academic Freedom (AFAF) abonde dans ce sens[19].

Le boycott académique viole la liberté académique, le principe d’universalité de la science et le droit à la science

Appeler au boycott des chercheurs et/ou des universités d’un pays pour le punir ou faire pression sur lui n’est pas une initiative nouvelle[20]. Mais cette pratique, à l’efficacité douteuse, est très controversée.

De nombreuses organisations scientifiques ont affirmé leur opposition absolue à tout boycott académique. Par exemple, le International Science Council (ISC), qui regroupe 135 organisations scientifiques, dont The Royal Academies for Science and the Arts of Belgium[21], a déclaré en juillet 2024[22], en réponse aux appels au boycott d’Israël, qu’il ne cautionne pas les boycotts académiques. L’ISC estime que ceux-ci limitent le partage des connaissances en isolant les membres de certaines communautés académiques des opportunités d’échange avec leurs pairs et violent ainsi le principe de l’universalité de la science[23], qui implique la liberté d’association, d’expression, d’information, de communication et de mouvement dans le cadre des activités scientifiques internationales. Les statuts de l’ISC interdisent toute « discrimination fondée sur des facteurs tels que l’origine ethnique, la religion, la citoyenneté, la langue, l’opinion politique ou autre, le sexe, l’identité de genre, l’orientation sexuelle, le handicap ou l’âge »[24].

Si la durée de ce boycott est importante, elle affecte nécessairement le système éducatif ainsi que les systèmes de santé.

Du point de vue du droit international, on peut considérer que le principe même d’un boycott des scientifiques d’un pays contredit le« droit à la science »[25] garanti par la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 : « Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en découlent » (article 27)[26]. Car l’effet d’un boycott académique ne se limite pas aux chercheurs universitaires. Si la durée de ce boycott est importante, elle affecte nécessairement le système éducatif ainsi que les systèmes de santé et donc la santé de l’ensemble de la population, y compris ceux qui ne soutiennent pas le régime en place[27].

L’Europe refuse de valider le boycott des universités israéliennes

En pratique, les projets Horizon Europe ne peuvent être bloqués par les universités belges sans que celles-ci ne s’explosent à des procès en dommages et intérêt. La rupture d’un seul contrat Horizon coûterait plusieurs millions d’euros à une université. C’est pourquoi ces partenariats avec Israël semblent, dans les faits, ne jamais avoir été bloqués, alors que les universités ont pourtant publiquement déclaré y avoir mis fin[28] et que les activistes propalestiniens se sont glorifiés de cette victoire[29].

Le Cref et le VLIR ont demandé à plusieurs reprises à la CE de prendre en considération les violations du droit international perpétrées par Israël et sur cette base de l’exclure des programmes de financement Horizon[30]. La réponse officielle de la CE[31]  à cette exigence a été que : « Les entités israéliennes sont éligibles pour participer aux subventions Horizon Europe dans des conditions équivalentes à celles applicables aux entités juridiques établies dans l’Union européenne. » De plus, l’UE a ajouté qu’« une résiliation fondée uniquement sur la nationalité serait abusive et équivaudrait à une discrimination interdite par l’accord d’association. ».

Cette réponse a été jugée inacceptable par le Cref et le VLIR, qui ont déclaré qu’ils envisageaient « une action en justice conjointe alignée sur l’avis de la Cour internationale de justice » [32]. Nous en sommes là…

Inapplicable et vain, le boycott belge des universités israélienne se résume à une posture d’exemplarité morale

Dans une tribune publiée en 2003 dans Nature[33], les chercheurs britanniques Blakemore, Dawkins, Noble et Yudkin soutenaient qu’un boycott académique, en raison de sa rupture avec les normes scientifiques et de son potentiel à diviser la communauté, ne devrait être envisagé qu’en dernier recours et sous quatre conditions strictes : i) Le boycott vise à obtenir un gain écrasant. ii) Il doit exister des raisons crédibles de penser qu’il incitera le régime à modifier son comportement inacceptable. iii) La répulsion envers le régime visé doit être largement partagée, faute de quoi le boycott restera inappliqué et inefficace. iv) Il doit s’inscrire dans un programme de sanctions plus large, adopté par un accord international, incluant des mesures diplomatiques, économiques, culturelles et sportives.

Or, ces critères ne sont pas remplis dans le boycott des universités israéliennes que tentent d’imposer le CRef et le VLIR. À ce jour, seule une minorité d’universités dans le monde soutiennent cette initiative et, en l’absence de sanctions économiques majeures contre Israël, elle ne saurait aboutir à un changement politique.

On pourrait sourire devant un boycott aussi inapplicable que vain et qui se résume finalement à une posture d’exemplarité morale. Pourtant, si symbolique soit-il, ce boycott a de quoi inquiéter la communauté scientifique belge. Car il montre clairement que les priorités des autorités académiques ne sont ni la liberté académique ni la recherche scientifique.

Éric Muraille, Directeur de Recherche au FNRS, ULB

(Photo Lou Lampaert : étudiants occupant le campus du Solbosch, ULB, 7 mai 2024)


[1] http://www.cref.be/communication/20250121_Communiqu%C3%A9_CRef_collaborations_avec_Isra%C3%ABl.pdf

[2] https://research-and-innovation.ec.europa.eu/funding/funding-opportunities/funding-programmes-and-open-calls/horizon-europe_en

[3] https://belgianuniversitiesforpalestine.wordpress.com/nl/

[4] https://www.unitedagainstacademicboycott.com/

[5] https://www.lalibre.be/debats/opinions/2024/06/02/la-suspension-des-accords-avec-les-universites-israeliennes-et-palestiniennes-rompt-la-tradition-du-libre-examen-a-lulb-EJHQVMOSAZCGBBOTLKGSYCEKEI/

[6] https://www.aaup.org/NR/rdonlyres/A6520A9D-0A9A-47B3-B550-C006B5B224E7/0/1915Declaration.pdf

[7] Popper KR. The logic of scientific discovery. New York, Basic Books. 1959. doi:10.1016/S0016-0032(59)90407-7

[8] Merton RK. The Normative Structure of Science. 1942. Available: http://eprints.lse.ac.uk/42339/

[9] Michael Polanyi. The Logic of Liberty: Reflections and Rejoinders. Chicago and London: Routledge & Kegan Paul; 1951.

[10] https://education-uk.org/documents/robbins/robbins1963.html#16

[11] Karran T. Academic freedom: In justification of a universal ideal. Stud High Educ. 2009;34: 263–283. doi:10.1080/03075070802597036

[12] UNESCO. Recommendation concerning the Status of Higher-Education Teaching Personnel. Paris, France; 1997. Available: https://www.unesco.org/en/legal-affairs/recommendation-concerning-status-higher-education-teaching-personnel

[13] https://www.europarl.europa.eu/charter/pdf/text_fr.pdf

[14] https://gallilex.cfwb.be/sites/default/files/imports/39681_060.pdf

[15] https://www.thefire.org/research-learn/report-universitys-role-political-and-social-action-kalven-report

[16] https://www.science.org/doi/10.1126/science.abn4724

[17] https://www.thefire.org/news/wisdom-university-chicagos-kalven-report

[18] https://www.thefire.org/research-learn/faq-institutional-neutrality-and-kalven-report

[19] https://www.afaf.org.uk/universities-should-adopt-the-kalven-principle-of-institutional-neutrality/

[20] https://www.nature.com/articles/d41586-022-01475-8

[21] https://council.science/member/belgium-royal-academies-for-science-and-the-arts-of-belgium-rasab/

[22] https://council.science/wp-content/uploads/2024/07/ISC-Statement-on-Academic-Boycotts_11-July-2024.pdf

[23] https://www.science.org/doi/10.1126/science.283.5409.1847

[24] https://council.science/statements/defending-scientific-integrity-in-greece-and-beyond/

[25] https://www.cambridge.org/core/books/right-to-science/dawning-of-a-right/60178DFB6A6E4D200DB670C4D86E922E

[26] https://www.un.org/fr/universal-declaration-human-rights/

[27] https://www.nature.com/articles/330688a0

[28] https://www.lavenir.net/regions/bruxelles/2024/05/28/lulb-suspend-ses-accords-et-projets-de-recherche-avec-les-universites-israeliennes-ZTJPYDBGYFBLZK35E6KYJCW5AY/

[29] https://palestinevaincra.com/2024/11/luniversite-libre-de-bruxelles-annonce-suspendre-ses-liens-avec-des-universites-israeliennes/

[30] http://www.cref.be/communication/20241018_Communiqu%C3%A9_CRef_partenariats_avec_Isra%C3%ABl.pdf

[31] https://sciencebusiness.net/sites/default/files/inline-files/Letter%20Ivanova.pdf

[32] http://www.cref.be/communication/20250121_Communiqu%C3%A9_CRef_collaborations_avec_Isra%C3%ABl.pdf

[33] https://www.nature.com/articles/421314a

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