La fermeture du Palais de Justice de Nivelles, pour cause d’insalubrité, révèle le désintérêt des représentants de l’État pour la Justice, cette instance indispensable à la démocratie. Le personnel aussi est victime de ce désengagement de l’État. Le reflet d’une société « si complaisamment fardée » ? Une carte blanche de Jean de Codt, magistrat.
Le palais de justice de Nivelles a fermé ses portes en raison de son état de délabrement. Le tribunal de première instance, le parquet et le barreau du Brabant wallon se trouvent désormais disséminés sur trois autres sites, lesquels sont cependant insuffisants pour absorber l’ensemble des occupants du palais. Qu’à cela ne tienne, il sera recouru de manière plus intensive au télétravail.
Ce mince fait divers est tout de même interpellant. En matière de justice, la politique publique repose sur les concepts-clés que sont l’efficience, la modernisation, la numérisation. Faire mieux avec moins, tel est le mantra qui résonne depuis de nombreuses années à présent. Cette injonction néolibérale n’a pas fini d’engendrer ses effets destructeurs.
La Justice est un service public
De quoi parlons-nous en parlant de la Justice ? Douze mille personnes sont actives au sein de l’Ordre judiciaire belge. L’appareil judiciaire est le deuxième employeur public, après le ministère des Finances, mais avec ceci de particulier que le personnel de la Justice est réparti sur l’ensemble du territoire de telle sorte qu’il est impossible, en Belgique, de se trouver à plus de 45 kilomètres d’un service judiciaire. Deux mille six cents magistrats sont censés exister au cadre. « Censés », parce que, à quelques exceptions près, les juridictions, greffes et parquets travaillent partout à effectifs réduits. Le taux d’occupation peut osciller entre 60 et 80%. Or, la charge de travail ne diminue pas. Un million trois cent mille décisions sont rendues vaille que vaille chaque année.
L’obligation faite aux juridictions du Royaume de travailler avec des cadres incomplets est insupportable. Elle a conduit plusieurs présidents de cours ou de tribunaux à supprimer des audiences, avec des conséquences dramatiques parfois. Rappelons-nous cette jeune femme violée et tuée par un malfrat qui aurait dû se trouver en prison, et qui ne s’y trouvait pas parce que la cour d’appel avait sursis à son jugement faute de magistrats.
Un personnel insuffisant, des infractions non poursuivies
Des greffes travaillent à guichets fermés à raison d’un demi-jour, voire d’un jour, par semaine. Certains tribunaux n’ont plus de greffier en chef. La juridiction cantonale a subi une cure d’amaigrissement brutale ayant pour conséquence qu’on se dirige vers des cantons appelés à servir quatre-vingt mille justiciables avec des moyens humains et matériels insuffisants et dans des bâtiments inadaptés. Le justiciable qui saisit la cour d’appel de Bruxelles aujourd’hui reçoit une lettre qui lui donne le choix : s’il choisit la conciliation, son affaire sera prise rapidement ; s’il veut plaider, il n’aura pas de fixation avant quatre ou cinq ans.
Certains parquets font savoir qu’ils ne sont plus en mesure de poursuivre tel ou tel type d’infraction. C’est le cas en matière de délinquance financière où l’on manque aussi bien d’enquêteurs spécialisés que de juges pour traiter ce genre d’affaires. Le Conseil supérieur de la Justice constate une baisse importante du nombre de candidats à une fonction de magistrat. La profession, autrefois si enviée, a cessé d’être attractive pour de multiples raisons parmi lesquelles une fonctionnarisation et une déshumanisation du métier. Il faut aussi signaler cette passion mise par la loi à surveiller et punir les magistrats, soumis à des régimes d’évaluation et disciplinaires réglés avec une obsession du détail digne d’un caporal d’intendance.
Des magistrats fatigués
Un nombre croissant de juges et de procureurs sollicitent leur mise à la retraite anticipée, de sorte que les nominations nouvelles, toujours lentes et difficiles, ne compensent pas les départs. 70% des juges et des procureurs sont admis à la pension avant la limite d’âge et il est probable que ce chiffre augmente encore à l’annonce des intentions, affichées par la future coalition gouvernementale, de porter une nouvelle fois atteinte à la pension de retraite des magistrats.
L’administration n’est pas toujours en mesure de déclarer vacantes les places libérées par les départs : il n’est pas rare que l’inspection des Finances y mette son veto. La question du personnel est pourtant vitale, parce qu’elle touche la substance même du pouvoir judiciaire, ce qu’il a de plus précieux, et qui est l’ensemble des hommes et des femmes dévoués à le servir et, par ce service, à œuvrer au bien commun.
Je prétends que cette exténuation de la Justice par la privation de son personnel et par son abandon dans des lieux de travail indignes, constitue une méconnaissance de « l’État de droit ». Ces termes apparaissent bien plus souvent qu’autrefois dans le vocabulaire politique contemporain. On s’en gargarise. C’est un signe qui ne trompe pas : lorsqu’une expression devient à la mode, cela veut dire que la réalité qu’elle désigne est en train de disparaître.
Notre société si complaisamment fardée ne devrait s’en prendre qu’à elle-même si elle trouvait que sa Justice dysfonctionne. Car la Justice, comme un miroir, ne fait que lui renvoyer sa propre image.
La conclusion tient en trois lignes :
- Qu’est-ce que la Justice ? C’est un des trois Pouvoirs constitués de l’État.
- Qu’est-ce que la Justice représente aujourd’hui en Belgique ? Une quantité négligeable.
- Et qu’est-ce que la Justice demande ? À redevenir autre chose qu’une variable d’ajustement du budget fédéral.
Augustin, évêque d’Hippone, l’a écrit dans ses « Confessions » il y a quinze siècles : Remota itaque Justitia, quid sunt regna, nisi magna latrocinia ? Les Royaumes sans justice ne sont que des entreprises de brigandage.
Ces mots gardent vraiment toute leur actualité.
Jean de Codt, magistrat
(Photo Belgaimage : l’ancien palais de Justice de Nivelles)