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Classement sans suite faute de moyens : l’État de droit en péril

par Quentin Van den Eynde
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Des affaires classées sans suite parce que la justice manque de moyens. La décision a été actée, en France, par le garde des Sceaux lui-même. En Belgique, la situation n’est guère différente. Il faut s’en inquiéter. Une carte blanche de Quentin Van den Eynde, avocat au barreau de Bruxelles.

La semaine passée, j’évoquais les défis budgétaires historiques auxquels sera confronté le prochain gouvernement fédéral et l’urgence de réinvestir dans les fonctions régaliennes de l’État belge : justice, police, défense. Cette semaine, un autre sujet alarmant s’impose : en France, un reportage d’« Envoyé spécial » intitulé « Les naufragés de la justice », diffusé le 24 octobre dernier, a révélé les conséquences d’une directive ministérielle du 31 mai 2021 incitant les procureurs à classer sans suite les affaires en attente depuis plus d’un an.

Cette logique de « gestion des stocks » ressemble davantage à une opération de liquidation comptable qu’à un acte de justice. Quand la devise d’un pays est « Liberté, égalité, fraternité », il est pour le moins ironique de voir son système judiciaire solder des affaires pour « apurer les stocks ». Ce choix d’apothicaire, visant à purger les dossiers en suspens, piétine les droits des justiciables et représente une menace (une de plus) pour l’État de droit.

Une directive française révélatrice d’une dérive inquiétante

Cette directive, émise sous l’égide de l’ancien garde des Sceaux, instaure un mécanisme de classement sans suite de plaintes pourtant fondées, non par absence de preuves, mais pour des raisons de pure gestion budgétaire. En France, elle entraîne ainsi un classement sans suite croissant du nombre d’affaires : les taux donnent le tournis et atteignent pas moins de 86 % dans les affaires de violences sexuelles et 94 % pour les viols.

Derrière cette mesure administrative se cache une décision politique aux conséquences graves : la justice n’est plus rendue en fonction des droits des citoyens mais par application de quotas comptables. Cette parodie de justice n’a plus rien à voir avec les valeurs républicaines que la France affiche fièrement ; elle devient l’antithèse de l’égalité des droits et de la fraternité envers les victimes.

La Belgique à risque ? Une tendance inquiétante pour l’Europe entière

Malheureusement, ce qui se passe en France n’est pas un cas isolé. Partout en Europe, les fonctions régaliennes – pourtant cruciales pour la stabilité de l’État et la sécurité des citoyens – sont sous pression budgétaire. La Justice belge, sous-financée depuis des années, peine elle aussi à répondre aux attentes de ses citoyens, et les effets de cette crise budgétaire sont chaque jour plus visibles.

Dans ce contexte, il est légitime de craindre qu’en Belgique aussi, une logique similaire s’impose davantage, reléguant ainsi dans les limbes de l’administration des plaintes parfaitement fondées. Or, si nous n’agissons pas, le sentiment d’impunité s’accentuera, nourrissant une défiance généralisée envers l’État et, à terme, un retour à la justice privée, là où le système judiciaire ne remplit plus sa mission.

L’État de droit et les droits des victimes : un pacte fondamental

N’oublions jamais que l’État de droit repose sur un pacte fondamental : garantir à chacun l’accès à une justice équitable et efficace. Ce principe signifie que la loi est au-dessus de tous, y compris des gouvernants, et qu’elle protège les droits fondamentaux des citoyens. Dans un État de droit digne de ce nom, chaque citoyen doit pouvoir compter sur une justice qui rend des décisions impartiales et indépendantes. Or, en Belgique comme en France, les décisions de classement sans suite qui seraient justifiées uniquement par un motif comptable, menacent directement ce droit fondamental, en limitant la possibilité pour les victimes de voir leurs plaintes instruites et abouties. Le parquet, qui est chargé de poursuivre les infractions, doit être en mesure d’assurer cette mission, sans pression politique ni contrainte comptable. Car sans cette garantie, c’est la légitimité même de l’État qui vacille.

Constitution de partie civile entre les mains du juge d’instruction : un remède à l’efficacité très limitée

En Belgique, les justiciables disposent de la possibilité d’engager directement l’action publique en se constituant partie civile devant un juge d’instruction[1] – une option qui implique des frais de procédure (250€ pour les particuliers et encore bien davantage pour les sociétés). Mais ce recours est une fausse solution : les juges d’instruction ne peuvent absorber tous les dossiers ni se substituer au rôle du parquet. Leur mission n’est pas de gérer les échecs d’un parquet sous pression. Au contraire, c’est au parquet qu’il incombe de poursuivre les infractions et de garantir que justice est rendue. En incitant à classer les dossiers sans suite pour des motifs budgétaires, l’État affecte directement les droits des citoyens et crée un sentiment d’impunité destructeur pour l’autorité de la loi. Ce genre de pratiques fragilise dangereusement notre État de droit.

L’État de droit en péril : une menace pour toute l’Europe

La directive française envoie un signal inquiétant pour toute l’Union européenne. Lorsque les États membres privilégient des économies budgétaires – certes nécessaires, cela n’aura échappé à personne – au détriment de la justice, ce sont les droits fondamentaux, et en particulier le droit des citoyens à un recours judiciaire, qui sont mis en péril. Si des économies budgétaires sont bien sûr nécessaires, elles ne peuvent se faire au détriment du fonctionnement du système judiciaire car une justice qui ignore les plaintes et ferme ainsi les yeux sur les infractions pénales, pour des raisons de pure gestion, trahit ses propres fondements et ouvre la voie à une dérive anti-démocratique où l’État de droit n’est plus qu’une façade.

L’urgence d’une réaction collective

Face à cette dérive, il est impératif que les gouvernements, les Parlements et la Commission européenne montent au créneau pour préserver la justice et l’État de droit. À l’heure où les valeurs fondamentales de la justice sont ébranlées par des décisions qui privilégient les bilans comptables sur la défense des droits essentiels, il est urgent de rappeler que la justice n’est pas un service optionnel : c’est un droit fondamental. Garantir aux citoyens la confiance en leur système judiciaire, c’est garantir la paix sociale, prévenir les crimes et délits grâce à l’effet dissuasif de la peine encourue et éviter le risque de justice privée. La justice ne doit et ne peut jamais être réduite à une variable d’ajustement budgétaire. Nos États ont le devoir de défendre cette institution clé, ultime rempart contre l’arbitraire.

Si nous négligeons cette responsabilité, nous perdrons bien plus que des chiffres dans un budget : nous perdrons l’essence même de notre civilisation.

Quentin Van den Eynde

[1] Pour les contraventions et les délits, il est aussi possible de procéder par citation directe. Pour ce faire, la victime doit citer à comparaître l’auteur des faits par l’intermédiaire d’un huissier de justice.

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