Accueil » Elio Di Rupo : « L’Europe n’a aucune stratégie en matière de politique industrielle »

Elio Di Rupo : « L’Europe n’a aucune stratégie en matière de politique industrielle »

par Maxence Dozin
0 commentaires

Elio Di Rupo dénonce l’absence totale de stratégie industrielle de l’Europe et fustige les mesures budgétaires de la future coalition « Arizona », qu’il juge opportunistes et irréfléchies. Il déplore l’incapacité de l’UE à se doter d’une politique industrielle ambitieuse, laissant le terrain libre aux États-Unis et à la Chine dans des secteurs clés comme les technologies et la santé. Entretien avec un député socialiste plongé dans une Europe qu’il juge « très à droite ».

21 News : Pensez-vous que les mesures budgétaires prévues par la coalition dite « Arizona » relèvent davantage de l’effet d’annonce que de plans mûris et réalistes ?

Elio Di Rupo : Oui. Malgré le « sérieux » que pourrait avoir Bart De Wever, je pense qu’il n’y a aucun plan véritablement mûri, mais que nous sommes dans une dynamique d’improvisation. Que cela concerne le budget fédéral ou le budget wallon, les impératifs européens sont irréalistes, car si on devait les suivre, il faudrait réduire la voilure d’une manière incroyable en matière d’investissements publics.

21 News : Craignez-vous pour les acquis sociaux que vous avez longtemps défendus ?

Elio Di Rupo : Je pense que le MR et la N-VA sont actuellement « tout feu tout flamme », mais du côté des Engagés, ils ont aussi leurs propres lobbies intérieurs, que ce soit la CSC, la mutualité chrétienne, les hôpitaux catholiques. Je ne crois donc pas que Maxime Prévot puisse aller vers un détricotage trop radical des acquis sociaux. Du côté néerlandophone, Vooruit a aussi des engagements en matière de santé publique, donc je ne m’en fais pas trop. De mon côté, je suis partisan d’un budget de fonctionnement à l’équilibre, mais il faut aussi des moyens pour les investissements. Malgré le fait que la Flandre soit florissante, elle n’est pas à l’abri de surprises ; quant à la Wallonie, elle a besoin d’investissements privés et publics, les seconds devant accompagner les premiers. En 2019, je souhaitais un assainissement du budget wallon, mais malheureusement, le COVID nous est tombé dessus, ce qui nous a coûté plus de cinq milliards. S’en sont suivies les inondations — 40 morts et 100 000 sinistrés — pour lesquelles nous n’avons obtenu de l’Union européenne que 70 millions d’euros, alors que cela a coûté au budget wallon quelque cinq milliards supplémentaires. Ces deux événements ne nous ont assurément pas aidés à ramener les finances publiques à l’équilibre.

Sur le PS : « Il faudra travailler sur nous-mêmes »

21 News : Au niveau wallon, comment interprétez-vous les résultats des dernières élections fédérales ? Voyez-vous des points potentiellement positifs dans la dynamique d’alternance partisane au sein de l’exécutif désormais MR-Les Engagés ?

Elio Di Rupo : Je tiens quand même à rappeler, histoire de remettre les choses en perspective, qu’à l’époque, dans mon gouvernement, j’avais deux partis « grands dépensiers » : le MR et les écologistes. Malgré tous mes efforts, ils n’ont pas arrêté de dépenser, certains disant : « Ce n’est pas avec le budget tel que présenté sur la table qu’on gagne les élections. » Quand j’entends aujourd’hui le président du MR parler d’orthodoxie budgétaire, je me dis : « Ce serait quand même bien qu’il le dise aussi aux siens. » Quant au Parti Socialiste, oui, nous devons poursuivre un examen individuel, et divers facteurs ont pu contribuer à l’érosion de nos scores. La rhétorique de M. Bouchez a visiblement fait mouche, tout comme ce côté « raisonnable » propre à M. Prévot. Nous ne pourrons éviter un examen de conscience. Maintenant, il faut reconstruire. Je pense que nous en sommes capables. Il faut avoir du fond, certes, mais il faut aussi comprendre qu’aujourd’hui, plus que jamais, nos concitoyens réagissent à l’émotion. La grande majorité de la population ne capte pas la rationalité d’un raisonnement, et cet élément devra être pris en compte. Nous avons réalisé des choses intéressantes, mais qui n’ont pas été valorisées sur le plan électoral par l’opinion publique. Par ailleurs, même si nous sommes les défenseurs du système de sécurité sociale, nous sanctionnerons sans état d’âme les abus sociaux et fiscaux. Peut-être ce dernier point a-t-il manqué, car M. Bouchez a touché une corde sensible en attaquant les abus liés aux allocations chômage, qui existent indéniablement. Ces abus doivent être sanctionnés. Lorsque quelqu’un refuse un emploi de manière répétée, le pouvoir public doit réagir. Il faudra donc travailler sur nous-mêmes, et Paul Magnette en a tout à fait l’intention. Quant aux élections communales, je parie que les majorités occupées par les socialistes et qui ont été renversées ne tiendront pas sur le long terme. Entre-temps, nous devons nous remettre en question sur notre approche, qui ne peut plus être seulement politique mais aussi sociologique, et devenir les porteurs d’une société juste, ce qui est fondamental pour moi.

« Nous avons besoin de patrons, d’innovateurs et d’investisseurs »

21 News : Comment trouver cet équilibre entre la « justesse » que vous revendiquez et le fait de laisser une certaine latitude au privé ?

Elio Di Rupo : Je suis un grand soutien de l’initiative privée. La social-démocratie, c’est l’économie libre mais régulée, surtout en sanctionnant les excès. Nous avons besoin de patrons, d’innovateurs et d’investisseurs. Il faut les soutenir. C’est cela qui crée la valeur ajoutée. Mais il n’est pas normal que certaines grandes sociétés comme Google ou Microsoft ne contribuent que de manière insignifiante en termes d’impôts sur les sociétés. Ils amassent de l’argent en exploitant la société, mais leur contribution en retour est extrêmement faible, voire nulle. Que des personnes aient du génie, soit, qu’elles vivent dans une grande aisance, aucun problème, mais il n’est pas normal qu’elles amassent des montants monstrueux sans qu’on soit capable de capter une partie de ces montants pour les redistribuer dans des services comme les soins de santé ou la sécurité sociale.

« Ils me traitaient de communiste »

21 News : Pensez-vous justement, vous qui êtes maintenant député européen, qu’il existe assez d’initiatives législatives pour capter ces montants à la source ?

Elio Di Rupo : Ça bouge, mais l’Union européenne est très à droite, et elle l’a presque toujours été. Quand on lit le rapport Draghi — qui n’est pas un homme de gauche mais un européen convaincu —, c’est une critique terrible de la politique menée par la Commission européenne ces vingt dernières années, sous Barroso ou Juncker. C’est une forme de myopie stratégique. Quand j’étais Premier ministre, je plaidais au sein du Conseil européen pour une politique industrielle européenne. « Impossible », me rétorquait-on. Que ce soit les Britanniques avec Cameron, les Néerlandais avec Mark Rutte ou les Scandinaves, tous de droite, ils me traitaient de « communiste ». La croyance naïve que le commerce mondial allait tout résoudre prévalait. On ne croyait pas à la nécessité d’une stratégie de l’Union européenne. Les Chinois ont une stratégie, les États-Unis en ont une, récemment mise en action par Biden avec le « Build Back Better » en 2021. Ils incitent les entreprises à investir. En Europe, nous n’avons pas cette stratégie. Nous avons des « trous » inacceptables en matière de terres rares, de microprocesseurs, et plus grave encore, de médicaments. Le COVID a révélé nos faiblesses, notamment en matière d’accès aux masques ou aux respirateurs. Sur ces points, l’Union européenne doit avoir une stratégie. En matière de recherche et développement, nous sommes en retard ; en matière de dé-carbonation aussi. Enfin, nous ne sommes nulle part en matière de coordination militaire. Il y a donc beaucoup de travail pour la Commission européenne, mais à condition qu’elle veuille fixer un cadre commun, ce que les ultra-libéraux en son sein détestent. Il est intéressant de constater qu’ils sont plus extrémistes que les libéraux aux États-Unis, qui sont bien plus protectionnistes que les Européens.

Demain : Elio Di Rupo exprime ses craintes sur la défense européenne

Entretien : Maxence Dozin (à New York)

You may also like

21News est un média belge francophone qui promeut la liberté, l’entrepreneuriat et la pluralité d’opinions.

Sélections de la rédaction

Derniers articles

Êtes-vous sûr de vouloir débloquer cet article ?
Déblocages restants : 0
Êtes-vous sûr de vouloir annuler l'abonnement ?