Malgré leur présence grandissante en Europe, notamment en Belgique, la Confrérie des Frères musulmans reste méconnue du public belge. Cette organisation secrète se nourrit de réseaux d’influence pour imposer une idéologie « frériste ». Entretien avec une spécialiste de cette idéologie, la chercheuse Florence Bergeaud-Blackler. Elle nous parle notamment de la situation assez inquiétante de Bruxelles.
21 News : Les Belges francophones sont pas très au courant de l’existence des Frères musulmans. La raison en est qu’on leur en parle assez rarement peut-être à dessein. Qu’est-ce, au juste, que la Confrérie des Frères musulmans ?
Florence Bergeaud-Blackler : Tout d’abord, je dois préciser que mon livre (Le Frérisme et ses réseaux, l’enquête, Odile Jacob, NDLR) ne traite pas de la confrérie des Frères musulmans en tant que telle. Bien sûr, j’évoque la confrérie, son histoire, son évolution au cours du siècle passé mais dans la perspective d’expliquer son idéologie, la façon dont elle a évolué, comment elle s’est déployée en Europe en s’adaptant au contexte sécularisé, et la raison pour laquelle ce que j’appelle le « frérisme » est devenu hégémonique dans le champ religieux, en particulier en Europe et notamment en Belgique. Je consacre donc une partie du livre à la naissance de cette organisation qui naît quatre ans après la chute du Califat ottoman en 1924. Cette date, qui pour nous Occidentaux paraît anecdotique – une sorte de passage obligé de l’évolution humaine car nous pensions que progrès technologique allait de pair avec sécularisation –, a été en réalité vécue comme un traumatisme dans le monde musulman. Immédiatement après cette chute attendue, les élites musulmanes ont commencé à réfléchir à la façon de faire revivre ce califat en s’appuyant sur les anciens, la « Salafyya ».
21 News : Qu’entendez-vous par Salafyya ?
F. B.-B. : Les salafis sont les pieux ancêtres de Mahomet et de ses compagnons. Pour rétablir un califat puissant qui sache surpasser ses divisions internes et se défaire des puissances impériales occidentales et coloniales, il faut prendre modèle sur eux, rétablir l’ordre divin de la charia et se rassembler, ce qui permettra de vaincre l’ennemi. L’étape suivante sera d’imposer cet ordre au monde et de réaliser la prophétie khalifale à savoir : faire du monde une société islamique par et pour l’islam. Il faut comprendre que ce modèle idéal est celui des 57 pays de l’OCI (Organisation de la Conférence islamique, NDLR), pas seulement celui de quelques petits groupuscules piétistes ou terroristes, il ne s’agit pas d’une conspiration mais simplement de l’application du plan de Dieu.
« L’Europe a bien accueilli les Frères, sans vraiment comprendre ce qu’ils étaient ni ce qu’ils voulaient »
21 News : Dans cet objectif d’extension, disons planétaire, est-ce qu’on peut dire que l’Europe fait partie des priorités ?
F. B.-B. : L’Europe est devenue une priorité de la « da’wa ». Ce prosélytisme imposé à tout musulman pieux par une lecture fondamentaliste et littéraliste qui domine aujourd’hui le monde musulman, s’est étendu à partir des années 1960 vers les démocraties sans tradition musulmane. Les Frères musulmans, et de façon générale les islamistes que la confrérie a inspiré au Maghreb, Moyen-orient, ou en Inde et au-delà, se sont exilés dans les pays occidentaux où ils ont pu échapper à la répression des États comme l’Egypte, la Jordanie, la Syrie, l’Algérie etc. En France, Grande-Bretagne, Allemagne ou Belgique, ou aux États-Unis, ils s’installent sur les campus universitaires et refont le monde à leur manière qui n’est pas celle des soixante-huitards bien sûr, mais ils bénéficient d’une très grande tolérance dans ce climat favorable. Ils vont tisser des liens avec la gauche radicale, combattre le marxisme mais s’en inspirer en même temps dans les méthodes, puis fonder des cercles islamo-chrétiens pour apprendre le langage religieux dans un pays laïque. L’Europe a bien accueilli les Frères, sans vraiment comprendre ce qu’ils étaient ni ce qu’ils voulaient. Ils ont pu endoctriner à leur vision totalisante et systémique de l’islam deux, voire trois générations d’Européens issus de l’immigration.
21 News : Cette idéologie s’appuie donc sur les populations musulmanes locales en Europe mais aussi sur des populations « alliées » autochtones ?
F. B.-B. : Oui la gauche est, et reste, une alliée objective. Cela a produit la Révolution iranienne qui n’aurait pas pu avoir lieu sans elle. Mais, du point de vue islamiste, l’alliance est provisoire. La « République » islamique, une fois arrimée au pouvoir, s’est rapidement débarrassée de cette gauche révolutionnaire laïque. Les alliances que l’on voit entre les minorités LGBTQ, les verts et les islamistes ne sont que provisoires dans leur esprit. Les Frères sont des théocrates patients, pragmatiques et opportunistes. Ils attendent et facilitent l’effondrement civilisationnel de cet Occident qui, selon eux, est voué à s’auto-détruire dans la mesure où il a perdu ce qui le guidait : la puissance divine. La priorité en Europe et dans les pays occidentaux a été d’empêcher les musulmans de s’assimiler aux sociétés laïques qu’ils considèrent athées.
Les Frères ont aidé à élaborer et rédiger un programme de réislamisation de la jeunesse musulmane vivant hors des pays musulmans. Ce programme a été publié et promu au Qatar en 2000 par l’ISESCO (Organisation islamique pour l’Éducation, les Sciences et la Culture) qui est à l’OCI (Organisation de la Conférence islamique) ce que l’UNESCO est à l’ONU. C’est un document officiel que tout le monde peut lire sur internet et qui a été inspiré par l’IESH (Institut européen des Sciences Humaines), le principal centre théologique des Frères de l’UOIF en France, avec notamment Youssef al-Qaradawi.
« Il est certain que la Belgique abrite un cercle d’influenceurs fréristes »
21 News : La Confrérie est une organisation secrète avec des gens qui agissent dans l’ombre et d’autres à visage découvert ?
F. B.-B. : Ça fonctionne à peu près comme ça. Le secret du fonctionnement a été voulu par Hassan Al Banna, son fondateur, dès sa naissance en 1928 dans un contexte hostile qui perdure encore, par souci de sécurité et d’efficacité. Hassan el Banna a été assassiné, Sayyd Qutb a été pendu par le régime égyptien[1]. Mustafa Mashhur, le cinquième Guide suprême des Frères Musulmans, a passé une grande partie de sa vie en prison ou en exil. Ce secret a été levé dans les pays musulmans au fur et à mesure que les Frères se formaient en partis politiques. En Europe, par contre, les Frères se divisent en deux cercles, le cœur du réacteur reste secret et une partie agit pour elle mais sans s’en revendiquer, parfois sans savoir pour qui elle travaille comme en ont témoigné des Frères qui ont quitté la confrérie. La Confrérie, ce sont des milliers de personnes en Europe. Un noyau confrérique et puis un cercle beaucoup plus large de gens comme le Belge Michaël Privot[2] qui a rendu public sa défection dans un livre. Il dit l’avoir quittée mais il travaille dans une certaine continuité avec elle.
21 News : Si on se rapproche géographiquement. Vous êtes Française, je suis Belge. Est-ce qu’on pourrait parler de l’influence de cette idéologie en France et en Belgique ? J’imagine que Bruxelles étant une des grandes capitales de l’Europe, ils doivent forcément y être actifs.
F. B.-B. : Il est certain que la Belgique abrite un cercle d’influenceurs fréristes qui travaillent main dans la main avec des départements universitaires en sciences sociales tant à l’ULB qu’à l’UCL. Selon moi, il existe une proximité entre des universitaires et cette idéologie, je le montre dans deux de mes livres. De plus, aucun parti politique ne peut gagner les élections sans les voix musulmanes. Contrôler le vote musulman était donc assez naturel pour les Frères. Ils font donc couver leurs œufs dans les partis de gauche (PS, Ecolo, PTB) voire du centre, ceux que j’appelle les « partis coucou ». De cette manière, sans se dévoiler comme en Egypte, ils comptent dans le champ politique.
Entretien : Nicolas de Pape
Florence Bergeaud-Blackler, docteur en anthropologie (HDR), est chargée de recherche au CNRS. Elle préside le Centre Européen de Recherche et d’Information sur le Frérisme (CERIF).
[1] Arrêté en 1965 pour complot contre le gouvernement égyptien de Gamal Abdel Nasser, il a été accusé de tenter de renverser le régime en promouvant des idées radicales et en prônant l’insurrection. En 1966, après un procès expéditif, il a été condamné à mort et exécuté dans une prison égyptienne.
[2] Michaël Privot est un universitaire belge connu pour avoir été membre des Frères musulmans. En 2015, il a publiquement annoncé son départ de la confrérie, expliquant sa décision dans divers médias.