Correspondant européen de Libération depuis 1990, Jean Quatremer est à la fois l’un des journalistes de référence sur l’Union et un fin connaisseur de notre pays. L’occasion pour nous de le rencontrer et d’évoquer sa vision de Bruxelles depuis vingt ans, ce qu’il pense des partis politiques belges ou du pluralisme dans la presse francophone et enfin d’évoquer sa vision de la commission von der Leyen II.
21news.be : Comment avez-vous vécu l’évolution de Bruxelles depuis les années 90 ?
Jean Quatremer : Ce qui m’a frappé lorsque j’ai découvert cette ville, ce sont les gens, leur gentillesse et leur sens de l’accueil accompagné d’une bonne dose d’humour. En outre, sur un plan très pratique, le pays n’était pas cher, que ce soit les logements ou la vie quotidienne – là aussi une vraie différence par rapport à Paris, beaucoup de restaurants vous servaient jusque tard la nuit. Aujourd’hui, tout s’est inversé : les rapports humains se sont dégradés, l’accueil dans les commerces et restaurants est déplorable et je ne parle pas des taxis bruxellois en passe d’entrer dans la légende… En outre, Bruxelles, la capitale de l’Europe, excusez du peu, est restée une désespérante ville de province où tout ferme à 18h30, où les restaurants ne vous servent plus après 21h30, où les dimanches et jours fériés sont d’une tristesse infinie, où la vie culturelle est réduite à la portion congrue. Alors que dans le même temps, le reste de l’Europe changeait pour vivre 24h sur 24h, Bruxelles est restée coincée dans les années 60. Ça peut avoir son charme pour certains, mais c’est désespérant de conservatisme pour moi.
La saleté à Bruxelles, une vieille histoire
21 News : On se souvient aussi d’un papier pour Libération en 2013, « Bruxelles pas belle » où vous décriviez le chaos urbain et la saleté de la ville. Vous ne vous êtes pas fait que des amis…
J. Q. : À ma grande surprise, alors que je décrivais la réalité d’une ville que la Belgique n’a jamais aimée et a consciencieusement détruite, j’ai subi un déchaînement de haine politico-médiatique. C’est à ce moment que j’ai compris à quel point la presse ne jouait pas son rôle critique dans ce pays, puisque mon article ne disait pas autre chose que ce que disaient les citoyens et associations, et qu’il y avait une vraie francophobie locale décomplexée. Si l’article avait été écrit par un Américain ou un Allemand, cela aurait conduit à une introspection. Moi, j’ai eu droit, y compris de la part de responsables socialistes, évidemment, à des « retourne en France si t’es pas content ». Ambiance.
21 News : Revenons aux médias belges. Comment les situez-vous par rapport aux médias français ? Quel est votre regard de journaliste sur la RTBF ?
J. Q. : Ce qui est frappant, c’est la porosité extrême entre monde médiatique et politique. Lorsque vous parlez à un journaliste, rien ne dit que le lendemain, il ne sera pas porte-parole du Parti socialiste, le surlendemain député, bourgmestre, ministre régional voire ministre des Affaires étrangères… Et puis, il peut redevenir journaliste. Certes, on a le droit de changer de métier, mais ce sont ces allers-retours qui me gênent et qui expliquent largement la mollesse de la presse locale : on ne va pas mordre la main qui va peut-être vous nourrir demain. Imaginez la confiance que doivent accorder des sources qui risquent leur emploi à des journalistes, sachant que ces derniers pourraient, demain, se retrouver en position de pouvoir.
La deuxième chose choquante, c’est le service public de l’audiovisuel qui est contrôlé par les partis politiques, c’est-à-dire qu’il n’est pas indépendant, ce qui n’est pas le cas en France ou dans les autres démocraties fonctionnelles. Par exemple, France Inter est une radio très marquée à gauche et cela ne changera pas, sous prétexte que le gouvernement est de droite. FI restera indépendante… La Hongrie et la Pologne ont le même mode de fonctionnement et ils ont les pires ennuis avec l’UE qui ici regarde ailleurs. Quant à la presse écrite, elle est tellement dépendante du pouvoir politique ou tellement militante, on ne sait pas, qu’elle n’ose pas jouer son rôle de contrepouvoir. Il y a des limites non écrites et chacun les intériorise, ce qui donne une presse molle.
Une absence criante de pluralisme
21 News : Il y a pour vous une absence de pluralisme par rapport à la France par exemple ?
J. Q. : Tout à fait. Ici, on cache des informations soit parce qu’elles pourraient déplaire au pouvoir soit parce qu’on est avant tout militant avant d’être journaliste. Ce n’est évidemment pas général, mais c’est une tendance dominante. Prenons un exemple récent : quel a été le fait marquant à Bruxelles lors des dernières communales ? L’installation d’un vote communautaire, la gauche, notamment ciblant les communautés musulmanes, et l’apparition d’un parti, Team Ahidar, totalement communautaire qui n’a présenté que des candidats musulmans et qui a fait une campagne en arabe. C’est quelque chose de nouveau et de déstabilisant pour la démocratie belge. Or, dans les médias francophones, le fait marquant, c’est la majorité absolue pour le Vlaams Belang à Ninove, en Flandre, le vote communautaire bruxellois étant traité comme une non nouvelle. C’est vraiment prendre les citoyens pour des imbéciles : ces journalistes croient-ils vraiment qu’à l’ère numérique, ils n’ont pas les moyens de s’informer autrement ? Et on s’étonne que les médias aillent mal.
21 News : Vous pensez que la presse passe parfois à côté de l’essentiel ?
J. Q. : On est davantage dans la dissimulation de ce qui dérange. Prenons un autre exemple. Au lendemain du pogrom du 7 octobre en Israël, silence dans la presse belge sur le fait que la Belgique est le seul pays de l’Union européenne à ne pas avoir hissé le drapeau israélien en hommage aux victimes. De même, silence sur le fait qu’en dehors de la N-VA, du MR et des Engagés (après quelques flottements), la plupart des partis belges n’ont pas employé les mots qui fâchent, ceux de « terrorisme islamique ». C’était pourtant l’occasion de dénoncer l’entrisme des islamistes, notamment des Frères musulmans dans certains partis politiques. Il a fallu que je le fasse dans Libération, ce qui m’a valu des menaces, notamment d’Ecolo un parti qui ne supporte pas la contradiction. La capacité de la presse belge francophone à se mettre la tête dans le sable est sidérante ! Et si quelqu’un sort du consensus mou à la Belge, il est massacré, comme l’a été Georges-Louis Bouchez, le patron du MR, que la majorité des médias n’a pas vu arriver en tête des élections tellement elle le méprise. Ce qui est sidérant, c’est qu’il est davantage traîné dans la boue qu’Ahidar ou les socialistes pro-Hamas, c’est dire. Et les « intellectuels » ne jouent même pas le rôle de contre-pouvoir, sans doute parce que les médias ont des biais de confirmation et n’interrogent que ceux qui pensent comme eux.
21 News : Vous regrettez l’absence de vue globale ?
J. Q. : Le rôle de la presse et des intellectuels consiste à porter le fer là où cela fait mal sans s’interroger sur les conséquences politiques induites – cela est le rôle du politique. Mais en Belgique, on évite le débat à la fois à cause de cette interpénétration politico-médiatique dont je parlais, chacun se tenant par la barbichette, mais aussi parce qu’on a pris l’habitude, à cause du conflit entre néerlandophones et francophones, d’éviter d’aborder les questions qui fâchent par peur de contribuer à la scission du pays. Rappelez-vous, par exemple, en 2006, du scandale provoqué par le faux journal de la RTBF annonçant la fin de la Belgique qui avait eu le mérite d’appeler un chat un chat… Cela a servi de leçon et d’éteignoir. Celui qui se risque hors des chantiers balisés sait qu’il s’expose à des représailles politiques et judiciaires. Quand on regarde le paysage médiatique local, on a parfois l’impression de vivre dans un pays illibéral.
21 News : La Belgique est-elle un laboratoire communautariste ?
J. Q. : Un incubateur même ! Personne n’a voulu voir que la création de deux espaces politiques et culturels totalement séparés entre néerlandophones et francophones, mais aussi entre chrétiens et laïcs, a favorisé l’émergence d’un communautarisme musulman qui revendique désormais le même traitement. Il n’y a plus de vivre ensemble, mais un vivre côte-à-côte qui mine la raison d’être du pays. En France, pays officiellement laïc et qui n’a jamais accepté le communautarisme sous quelque forme que ce soit, on a adopté une loi pour lutter contre ce qu’on appelle le « séparatisme » religieux. En Belgique, il n’est même pas question de traiter cette question. D’où, par exemple, le silence entourant la percée de la Team Ahidar, les manifestations islamistes et antisémites, etc.
21 News : Certains échappent-ils à ce conformisme intellectuel ?
J. Q. : Bien sûr, je peux citer Marcel Sel qui utilise l’espace numérique pour se faire entendre, mais qui est – quelle surprise ! – blacklisté sur les médias mainstream. Il n’est heureusement pas seul et on peut même citer un journal populaire comme SudInfo qui essaye de briser ce soi-disant « cercle de la raison », qu’on aime ou pas ce journal. Le pire est que cela dépasse la presse : regardez la difficulté qu’il y a à organiser des débats avec des personnalités qui ne partagent pas le mainstream médiatique… En France, c’est très différent : la diversité médiatique liée à la taille du pays rend impossible l’instauration d’un éteignoir à la belge. La presse, classique ou numérique, est extrêmement variée, même si les citoyens ne le voient pas. Qu’y a-t-il de commun entre LCI et Cnews ? Entre Radio France et Sud Radio ou Europe 1 ?
Entretien : NDP et JPM
(Photo Belga)