Pour le correspondant européen de Libération, la présidente allemande de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, sera encore beaucoup plus « impératrice en son royaume » que lors de son premier mandat. Et elle sera encore davantage coupée des peuples européens. La raison en est simple : le PPE, son parti, pèse davantage dans les instances européennes, tandis que la France de Macron est considérablement affaiblie. Par conséquent, l’Union sera plus allemande que jamais, car le PPE est dominé de la tête et des épaules par la CDU-CSU.
21 News : Pensez-vous qu’Ursula von der Leyen II sera moins « impératrice en son royaume », plus proche des peuples ?
Jean Quatremer : C’est le contraire. La Commission est entièrement sous sa coupe, car la France est sortie affaiblie des élections européennes – un tiers des députés français étant des élus du RN –, et de la dissolution ratée. Ainsi, alors qu’Emmanuel Macron ne voulait pas d’elle pour un second mandat, car elle risquait d’échapper à tout contrôle, il a dû se résoudre à la renommer. De même, alors qu’il souhaitait maintenir le commissaire Thierry Breton, il a dû céder à Ursula von der Leyen qui n’en voulait pas.
21 News : A-t-elle eu de la reconnaissance pour le « geste » de Macron ?
J. Q. : Pas du tout. Certes, Stéphane Séjourné occupe l’un des six postes de vice-président exécutif (en charge de la Prospérité et de la Stratégie industrielle, ndlr), mais sur les quatre commissaires qu’il a sous ses ordres, les deux plus importants sont de son parti, le PPE (les conservateurs européens) et ils répondront aussi directement à elle. Pis : elle a constitué une Commission dont l’organigramme est totalement illisible, les chevauchements de compétences impliquant qu’elle fera les arbitrages… Les commissaires ont compris le message. Pour l’instant, plus d’une dizaine de chefs de cabinet de commissaire sont des Allemands proche du PPE, pendant que la France doit se contenter d’un chef de cabinet, celui de Stéphane Séjourné.
« En septembre 2025, on pourra parler d’une Europe allemande »
21 News : Le Parlement européen peut-il jouer le rôle de contre-pouvoir ?
J. Q. : Comme il est dominé par le PPE, lequel est contrôlé par les chrétiens-démocrates allemands, appuyés par le Partido Popular espagnol, la réponse est négative. Un autre enseignement des élections européennes n’est pas l’« émergence de l’extrême-droite », mais le fait que le PPE est resté majoritaire et a accru son avance sur les socialistes et que l’extrême-droite a réussi pour la première fois à se regrouper en trois groupes politiques (les nationalistes d’ECR, les Patriotes présidés par Jordan Bardella et « l’Europe des nations souveraines »). Von der Leyen sait qu’elle peut compter sur l’appui indéfectible du PPE, qui n’hésitera pas à constituer des majorités alternatives sur des sujets comme l’immigration ou l’environnement.
21 News : Donc, plus que jamais, l’Union européenne est allemande ?
J. Q. : Quand les chrétiens-démocrates allemands reviendront au pouvoir, c’est-à-dire en septembre 2025, on pourra alors parler d’une Europe allemande. Avec une France aux abonnés absents pour au moins trois ans et une absence définitive si Marine Le Pen accède à la présidence. C’est dramatique, car l’Europe fonctionne sur deux piliers : le pilier français et le pilier allemand. L’égalité entre ces deux grandes puissances, qui se sont fait la guerre, est cruciale. Or, ni les Français ni ses partenaires ne sont prêts à accepter une Europe allemande. L’Allemagne n’hésitera pas à imposer ses intérêts nationaux aux autres.
« L’Allemagne nous entraîne vers l’inconnu »
21 News : L’Allemagne ne risque-t-elle pas de nous entraîner dans une transition énergétique délétère (renouvelables intermittents, pas de nucléaire, et le charbon à la place du gaz russe) ?
J. Q. : L’Allemagne nous entraîne vers l’inconnu. Le récit médiatique, poussé par l’Allemagne, prétend que le problème est la dette et le déficit français. Mais la récession allemande est bien plus préoccupante, car durable : son modèle mercantiliste s’est effondré entre 2020 et 2022 à cause de la guerre en Ukraine qui a vu se tarir l’énergie bon marché russe ; du Covid, qui a montré que la Chine était devenue une puissance agressive et du virage stratégique américain qui se désengage de la sécurité européenne, ce qui l’oblige à investir dans sa défense. Elle n’a toujours pas trouvé un nouveau modèle, d’où ses difficultés économiques qui se répercutent sur le reste de l’Europe et son refus d’aller plus en avant dans la transition énergétique pour sauver son industrie. Pour ne rien arranger, elle investit une grande part de ses excédents d’épargne aux États-Unis, ce qui déstabilise la zone euro qui a besoin d’investissements. Bref, l’Allemagne est l’homme malade de l’Europe.
21 News : L’Union européenne n’est-elle pas la championne de la régulation plutôt que de l’innovation ? En Intelligence Artificielle, quatre géants américains, dont Google et Meta, ont investi 400 milliards de dollars en recherche. En France, Mistral AI a levé courageusement 6 milliards d’euros. Et l’on se préoccupe surtout de la protection des données, pourtant indispensable pour « nourrir » l’IA…
J. Q. : C’est tout à fait exact. En revanche, je ne crois pas une seconde que l’UE en soit responsable. Ce sont plutôt les États membres. Avez-vous déjà essayé d’aller voir une banque, l’acteur majeur en matière de financement des entreprises, pour investir dans une start-up ? Elles préfèrent la sécurité du marché immobilier qui, vous en conviendrez, ne prépare pas la croissance de demain. Quand Internet est né, en France, on a dit : « Mais pourquoi faire ? On a le Minitel ! » Bref, le problème de l’Europe n’est pas la réglementation, mais l’absence d’un marché européen des capitaux et le fractionnement du marché unique. L’Europe est un vieux continent qui a du mal à innover. Il ne faut pas sous-estimer le traumatisme des deux guerres mondiales : ces deux saignées nous ont épuisés à un point tel que cela se ressent encore aujourd’hui…
Entretien : NDP et JPM
(Photo Belgaimage : Ursula von der Leyen)