La participation de Vooruit à un gouvernement de droite révèle le véritable schisme au sein de la famille socialiste. Avec pour prochaine étape le confédéralisme. Une opinion de Merry Hermanus.
Je suis très étonné que les commentateurs politiques n’évoquent quasi pas l’énorme changement qui vient de se produire dans notre petit cirque politique. En effet, la présence de Vooruit1 dans le gouvernement De Wever marque un virage fondamental. C’est un tsunami silencieux dont on ne mesure pas encore toutes les conséquences.
Le dernier trait d’union
Il n’est pas inutile de rappeler que le Parti socialiste belge, PSB/BSP, fut le dernier trait d’union politique à céder sous la pression des conflits linguistiques. Ce n’est que le 15 novembre 1978 qu’il se scinde entre francophones et Flamands. La messe était dite depuis longtemps dans les autres formations politiques. Si la vénérable université de Louvain créée en 1425 n’y avait pas résisté en 1968, plus rien en Belgique ne résisterait, comme le dira trois ans plus tard, le Premier ministre Gaston Eyskens, « la Belgique de papa est morte. »
La multiséculaire bibliothèque universitaire fut divisée, les livres numérotés pairs iront aux francophones, les impairs aux Flamands. Incroyable, mais vrai, rien n’est impossible dans ce pays qui n’a pas inventé le surréalisme, mais qui l’illustre chaque jour avec une maestria que le monde entier nous envie. Ce n’est donc que dix ans plus tard que le PS unitaire explosera en vol. Il est vrai que, pour les socialistes, chanter l’Internationale et se séparer sur un territoire de 30.000 km2, c’était dur à faire avaler. Il faut toujours se méfier des paroles des hymnes de fin de congrès !
La rupture et le champagne dans un vase
En 1977, soit à moins d’un an de la scission, Willy Claes déclarait encore à un journaliste qu’ « il préférait serrer la main d’un ouvrier wallon plutôt qu’à un patron flamand. » Dont acte.
Je garde en mémoire le jour de la constitution du gouvernement Tindemans/Hurez en juin 1977. Nous nous trouvions à quatre ou cinq dans le bureau d’André Cools, Willy Claes était présent. On voulait fêter la fin de la négociation des accords d’Egmont, qui ne survivront que quelques mois ! Au 13, boulevard de l’Empereur, il y avait du champagne… mais pas de verre. Qu’à cela ne tienne, il se trouva un vase, qui après rinçage, servit à nos libations. Je pense que Claes ne tenait pas bien l’alcool. Très vite, il devint un peu trop joyeux, valsant ensuite dans une tristesse marquée d’une sorte de culpabilité que nous ne comprenions pas, se confondant en larmoyante déclaration de fidélité, d’amitié éternelle, à André Cools. Tout en reniflant, ravalant ses larmes, s’essuyant les joues, il ne cessait de lui dire « toi, tu es un vrai socialiste ! » C’est donc que lui ne se considérait pas comme tel ? Ennuyeux, pour le leader des socialistes flamands. Cela devint si gênant qu’il fallut calmer ses ardeurs. Cette anecdote est significative d’un trouble, qui n’était pas que personnel. Le décalage entre les responsables socialistes wallons et flamands allait, au cours de cette législature, s’accentuer, jusqu’à la rupture. Karel Van Miert accédant à la présidence, les anicroches se multiplieront jusqu’à la scission.
Essor économique ou hégémonie politique
Des liens, cependant, subsisteront longtemps au travers de l’Action commune, des syndicats et du mouvement mutualiste. Mais inévitablement, les orientations, les choix politiques, divergeront de plus en plus. J’ose écrire ici que je percevais souvent, chez les socialistes flamands, une forme de condescendance au fur et à mesure de l’effondrement économique de la Wallonie et, parallèlement, de l’essor de la prospérité flamande. C’était d’autant plus étonnant que, sur le plan strictement politique le processus s’inversait, le PS devenant de plus en plus hégémonique en Wallonie alors qu’en Flandre, l’électorat socialiste se rétrécissait, s’atomisant à chaque élection.
On était loin du mouvement socialiste flamand des grands leaders, Camille Huysmans, Jos Van Eynde, Achille Van Acker, Édouard Anseele, etc. Willy Claes fut sans conteste la dernière étoile de cette galaxie en voie d’éclatement. S’ensuivit une valse des présidents, parfois des plus fantasques, comme le malheureux bourgmestre d’Hasselt ou encore Tobback, père et fils, Tobback père, que les Wallons avaient surnommé « Napoléonske », pour enfin aboutir à l’étonnant Conner Rousseau, dont certains éditorialistes flamands estiment qu’il ralentissait l’accord de gouvernement simplement parce qu’il ne comprenait pas la teneur des notes !
Les tabous tiennent le coup
Mais, jusqu’ici au travers des mille et une vicissitudes de la politique belge, des liens se maintinrent entre Flamands et francophones. Les tabous, les grands totems de l’État providence étaient préservés en commun : pensions, sécurité sociale, les grands principes définis par Keynes et mis en œuvre par Bevin et les accords de Breton Woods restaient le cœur du réacteur socialiste belge.
Or, la présence de Vooruit au sein de ce gouvernement marque une vraie rupture, un brutal changement de cap, auquel, je dois l’admettre, je ne m’attendais pas, surtout après avoir constaté la révolte de la section gantoise de Vooruit, qui dénonça un accord avec la N-VA. Cette même N-VA qui, aujourd’hui, dirige le gouvernement auquel participent les socialistes flamands.
Lors de la présentation de l’accord gouvernemental, ce fut par une ovation qu’il fut adopté.
Le virage scandinave, l’immigration ?
Donc, les socialistes flamands de Vooruit font bel et bien partie, pour la première fois, d’un gouvernement où non seulement les socialistes wallons ne siègent pas, mais qui est aussi, le gouvernement le plus marqué à droite depuis plus de 65 ans ! Je prends comme référence l’équipe dirigée par Gaston Eyskens en 1960, qui mit le pays en branle-bas de combat avec la Loi unique – s’en suivit une grève générale, la menace de l’abandon de l’outil dans les mines et la sidérurgie, un pays en ébullition et… quatre morts.
Je n’y vois qu’une explication. : la volonté de Vooruit de s’inscrire dans le mouvement entamé depuis 2013 par les sociaux-démocrates scandinaves.
En effet, qu’il s’agisse de la Suède, de la Norvège ou encore du Danemark, dans ces trois nations, les sociaux-démocrates, s’ils ne gouvernent pas directement avec la droite ou même parfois l’extrême droite, ont soit gouverné avec ces partis, soit signé des accords sur des points de programmes précis. Chaque fois, ce sont les problèmes liés à l’immigration incontrôlée qui ont été à la base de ces accords.
Dès lors, il est permis de se poser la question de savoir si cette rupture, à mon sens définitive, trouve dans l’immigration sa raison profonde. Je n’ai pas de doute que cela ait joué un grand rôle, tout en admettant qu’une foule d’autres problèmes existaient où la perception du côté wallon est diamétralement différente, souvent même opposée, à celle des socialistes flamands. Mais, si je m’en réfère à quelques déclarations du président Conner Rousseau, le doute n’est pas permis, le contrôle de l’immigration a joué un rôle majeur.
Prochaine étape, le confédéralisme
La présence de Vooruit dans ce gouvernement, qui se veut d’une grande fermeté, qui entend marquer sa différence avec ses prédécesseurs jugés « mous du genou », qui marque sa volonté d’assainir les dépenses publiques, dont en un mot, tous les marqueurs sont à droite toute, s’opposant aux socialistes wallons sur chaque thème, est indiscutablement un pas vers le confédéralisme.
Que cela plaise ou non, que l’on soit pour ou contre, quoi qu’on fasse, le décor est planté, les acteurs sont maintenant tous en place et connaissent leur rôle… ne reste qu’à frapper les trois coups. Que l’actuel gouvernement tienne le coup ou qu’il capote n’a, à mes yeux, que peu d’importance. Ce qui suivra immanquablement sera une grande négociation avec pour objectif le confédéralisme. Les francophones feraient bien de s’y préparer ! N’oublions pas que notre Premier ministre s’est toujours revendiqué républicain et confédéraliste. Aujourd’hui, il met une cravate et un beau costume quand il se rend chez le chef de l’État, ce qui n’était pas vrai lors des premières rencontres. Mais, si le vêtement a changé, les objectifs restent, je n’en doute pas, les mêmes.
Une planète inaccessible aux socialistes wallons
La suite nous dira si la cohésion de cette équipe résistera aux évènements qui immanquablement se bousculeront. Mais les faits sont là, indéniables ! Les socialistes flamands ont définitivement rejoint une planète interdite aux socialistes wallons ; la rejoindre serait pour eux disparaître. Une nouvelle fois, leur refus de voir la réalité, leur volonté de tordre les faits pour les faire coïncider à une idéologie d’un autre temps, signe leur cécité. On comprendra que je n’évoque pas ici les socialistes bruxellois, qui eux, sont, non pas sur une autre planète, mais dans un autre monde, celui du ghetto, de la communautarisation, du confessionnalisme… Un monde que les socialistes flamands condamnent, que les socialistes wallons font semblant de ne pas voir. Un monde où les gens comme moi n’ont nul envie de pénétrer.
Merry Hermanus
(Photo Belga Nicolas Maeterlinck)
- Pour mes lecteurs français, Vooruit est l’appellation du parti socialiste flamand. ↩︎